Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 24

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Delongchamps (tome IIp. 94-113).


CHAPITRE XXIV.

Étourdie.

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« Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ce qui m’a fait à la fin traiter si légèrement madame de Yerfon ?

— C’est votre amour-propre qui a été piqué !

— Il y entrait bien pour quelque chose ; mais je lui comparais souvent madame de Zebelle, qui est jeune, fraîche, fort jolie, qui a toutes les grâces de la jeunesse et avec franchise.

— Est-ce que vous ne la connaissez que depuis peu de temps ?

— Il n’y a pas huit jours.

— Elle est un peu vive, étourdie même.

— Eh bien ! tant mieux ; car je commençais à m’engourdir en jouant l’indifférent avec madame de Yerfon.

— En ce cas-là vous ferez bien de chercher les occasions de vous lier avec madame de Zebelle.

— J’en sais les moyens ; je connais beaucoup sa belle-sœur.

— Pourvu qu’elles ne soient pas brouillées depuis que vous les connaissez.

— Bon ! elles étaient avant-hier ensemble à l’Opéra ; elles ont la même loge ; elles doivent y être aujourd’hui ; j’ai envie de les y aller trouver.

— Vous avez raison, il ne faut jamais rester sans occupation.

— Vous voulez que j’aie toujours quelque chose à vous confier ?

— Je vous avouerai que j’y compte. »

Huit jours après Saint-Alvire passa chez Dinval : « Eh bien ! lui dit-il, vous allez m’apprendre bien des choses de votre nouvelle passion, sans doute ?

— Ce sera vous qui m’apprendrez où j’en suis.

— Quoi ! réellement vous ne le savez pas ?

— Non, en honneur, je ne suis pas plus avancé que cela. Vous savez que je vous avais dit que j’allais aller les trouver à l’Opéra.

— Elles n’y étaient peut-être pas ?

— Elles y étaient ; mais en entrant dans leur loge, la belle-sœur me dit : Monsieur le marquis, est-ce que vous veniez nous voir ?

— Oui, Mesdames, si vous me le permettez.

— Madame de Zebelle reprit : Monsieur, est-ce que vous comptez rester ici ? voyez donc le peu de monde qu’il y a. Nous ne savons seulement pas quel opéra on joue.

— Vous n’avez rien reconnu ?

— Nous n’avons seulement pas écouté, quand nous avons vu qu’il n’y avait personne.

— Je suis comme vous, j’y viens souvent pour voir les personnes que j’ai cherchées inutilement chez elles ; je vous trouve ici, c’est tout ce qu’il me faut.

— Si vous ne voulez que nous voir, il faut que vous veniez à la Comédie-Française, nous y allons.

— Je ne demande pas mieux que de vous y accompagner.

— Je ne sais pas ce qu’on y joue ; je n’ai lu ni le journal ni les affiches ; mais il y aura peut-être plus de monde qu’ici. Allons, allons, partons. »

Nous attendîmes long-temps les voitures ; ces dames s’impatientèrent beaucoup, surtout madame de Zebelle, parce que personne ne passait, elle s’écriait : « Mais sortons donc de ce désert. » Enfin nous partîmes. J’étais enchanté de sa figure ; mais je ne la voyais pas assez, parce que tout en me parlant elle regardait à droite et à gauche, qu’elle n’attendait pas mes réponses en me questionnant, et qu’elle ne répondait jamais à ce que je lui disais. Enfin nous arrivâmes à la Comédie. « Y a-t-il bien du monde aujourd’hui, Monsieur ? dit-elle à la porte.

— Mais, Madame, je crois que oui.

— Je crois ! dit-elle en montant, ces gens-là ne savent jamais rien. Monsieur de Saint-Alvire, dites, je vous prie, à nos gens de ne pas s’éloigner. »

J’y allai, et je fus du temps sans pouvoir retrouver les deux dames ; je n’y parvins qu’en entendant le bruit qu’elles faisaient dans le corridor en quittant leur loge. « Pas un chat, me dirent-elles ; il faut que nous allions à la Comédie-Italienne ; » et elles descendirent. Nous retrouvâmes les gens après avoir attendu un peu de temps, et nous partîmes.

En chemin madame de Zebelle me regarda fixement, et quoiqu’avec un air distrait elle me fit le plus grand plaisir. « Ma sœur, dit-elle, n’êtes-vous pas frappée de la ressemblance de M. de Saint-Alvire avec le chevalier de Rosange ?

— Pas du tout.

— Je vous réponds que ce sont tous ses traits ; et elle me regardait toujours. Oui, ce sont ses yeux, le même tour de visage, les mêmes manières ; je vous assure que je l’y retrouve entièrement. Tournez-vous, je vous prie ; voilà bien son profil. Ah ! c’est à frapper ! mais regardez-le donc, ma sœur.

— Je vous dis que je n’y retrouve rien.

— Moi, je suis charmée d’avoir fait cette découverte.

— Et, Madame, oserais-je vous demander, aimiez-vous le chevalier ?

— Il est sûr que sa figure me plaisait beaucoup ; mais le jour qu’on m’avait promis de me l’amener, il partit le matin pour les pays étrangers, où il a été tué, je crois ; je ne me rappelle pas trop ce qu’on m’en a dit.

— Si je pouvais le remplacer dans votre imagination, je me trouverais fort heureux.

— Je suis persuadée que vous avez le même son de voix.

— Mais, ma sœur, vous ne l’avez jamais entendu parler.

— Cela ne fait rien. »

Elle me regardait toujours ; j’étais enchanté, et je faisais déjà mille projets délicieux, lorsqu’elle s’écria : Voilà le comte qui s’en va ; il sort sûrement de la Comédie ; il sera piqué de ne nous y avoir pas trouvées, et nous ne le verrons sûrement pas ce soir. Vous ne dites rien, ma sœur.

— Que voulez-vous que je vous dise ?

— Le connaissez-vous le comte, Monsieur de Saint-Alvire ?

— Oui, Madame, je l’ai rencontré quelquefois.

— N’est-il pas vrai qu’il est charmant ? Il a une gaieté délicieuse ! »

Nous arrivâmes à la Comédie-Italienne, on nous dit qu’elle était finie et qu’on allait en sortir ; nous n’y entrâmes pas moins, c’est-à-dire qu’il fallut bientôt nous disposer à en sortir ; mais nous restâmes sur l’escalier à attendre notre voiture qui ne put venir qu’après toutes les autres. Pendant ce temps, il passa une infinité de jeunes gens avec qui madame de Zebelle me parut dans la plus grande intimité, et ils m’en séparèrent jusqu’au moment où nous montâmes en voiture. Elle me dit qu’elle avait compté que je souperais avec elle. J’acceptai bien déterminé à ne point trop m’avancer avant de la mieux connaître ; la familiarité de ces jeunes gens ayant un peu ralenti mes projets.

En arrivant chez elle, nous trouvâmes plusieurs hommes établis au trictrac, et aucun d’eux ne se dérangea pour les dames, la partie étant trop considérable pour qu’on y fît plus d’attention. Tout le monde arriva successivement ; une partie de la compagnie resta dans le salon pendant le souper. Les femmes qui se mirent à table se placèrent toutes ensemble à côté l’une de l’autre ; les hommes qui avaient cru devoir leur tenir compagnie, parlèrent chevaux, voitures, régiment ; et les femmes parlèrent modes. Il n’y eut point de conversation générale ; mais au lieu de cela, des mots à l’oreille qui finissaient par des éclats de rire qui attiraient ceux qui étaient dans le salon : celles-ci en venant s’informer de quoi l’on riait, mangeaient tout debout beaucoup plus que ceux qui s’étaient mis à table. Cette sorte de gaieté m’attristait et m’ennuyait excessivement.

Après le souper le bruit redoubla ; on polissonna beaucoup ; les jeux s’en mêlèrent ; on courait après ces dames, on les prenait dans ses bras, et tout en criant, finissez, donc, elles éclataient de rire, de manière à faire croire qu’elles disaient plutôt continuez toujours ; je vous avouerai que, sans jalousie, mon respect pour toutes ces dames-là fut prêt à s’évanouir. Alors je fis comme les autres hommes. On joua à colin-maillard, je me laissai prendre, et, sans scrupule, je trouvai le moyen de poursuivre madame de Zebelle ; je la serrai long-temps dans mes bras avant de la nommer. Elle me demanda comment je l’avais reconnue. Je lui répondis que je n’avais écouté que mon cœur. Elle répéta cette phrase tout haut, et je fus obligé de rougir d’une simple galanterie. On vint de tous côtés me demander si j’étais amoureux d’elle ; on le lui dit à elle-même, et elle en rit aux éclats, comme elle faisait de tout ; cependant, avant que je sortisse elle me dit, toujours en riant, qu’elle espérait qu’une déclaration aussi authentique aurait des suites, et je m’en allai sans lui répondre que par une révérence.

— Je ne vois pas, d’après tout cela, que madame de Zebelle dût vous occuper beaucoup.

— C’est ce que je pensai d’abord ; puis je cherchai à me flatter, et je ne savais ce que cette parfaite ressemblance avec le chevalier de Rosange voulait dire ; je crus ne pas beaucoup risquer de voir ce que cela pourrait devenir. Le lendemain j’allai chez elle, mais je ne la trouvai pas ; elle était allée à cheval au bois de Boulogne, et elle n’était pas rentrée. J’allai à la Comédie-Française ; j’y rencontrai ce comte qu’elle avait tant regretté la veille de ne pouvoir pas trouver à la Comédie-Italienne. Il vint à moi et il me dit : « Eh bien ! vous êtes amoureux de madame de Zebelle, le bruit en court partout.

— On est bien bon de s’occuper de moi de manière à faire une nouvelle d’une simple plaisanterie.

— Vous savez qu’on n’approfondit rien, et d’ailleurs quand cela serait vrai, je vous réponds qu’elle n’en serait aucunement blessée.

— Vous le croyez ?

— Elle aime à faire du bruit dans le monde.

— Il paraît que vous êtes tous fort bien avec elle.

— C’est-à-dire qu’il n’y a pas un de nous qui croie devoir s’en défendre.

— Et elle le sait ?

— Si elle le sait ! assurément, elle regarde cela comme un triomphe vis-à-vis des autres femmes.

— Et qu’en disent ces femmes ?

— Vous jugez bien, que cela soit ou non, qu’elles en enragent, mais elles le cachent.

— Et sa réputation n’en souffre-t-elle pas ?

— Bon, sa réputation ! Une jolie femme fait tout ce qu’elle veut, celles à qui on la préfère disent seulement : Tous ces charmes-là seront passés avant deux ans, et vous verrez que bientôt il n’y aura plus de négligé pour elle.

— J’aurais cru…

— Quoi donc ?

— D’après ses regrets de ne pas vous voir hier…

— Ses regrets ! À elle ? Bon ! Ce ne sont que des mots du moment.

— Vous croyez n’en pas être aimé ?

— Moi ?

— Pourquoi pas ?

— C’est que ces femmes-là n’aiment rien, et qu’elles ne me tourneront jamais la tête.

— Par quelle raison ?

— Parce qu’elles veulent trop ressembler à des filles, et que je trouve qu’il faut que chacun fasse son métier ; d’ailleurs, si je m’attachais à une femme comme madame de Zebelle, je voudrais que ce fût dans le plus grand secret, et je trouve qu’elle aime trop la publicité.

— Mais convient-elle de tous les jeunes gens qui vont chez elle ?

— Point du tout. Elle reçoit leur espèce d’hommage, sans croire que cela puisse tirer à conséquence, et je crois bien qu’aucun d’eux n’a même été par-delà, D’ailleurs ce serait une chose pénible que tous les soins qu’il faudrait prendre pour y parvenir, et je crois qu’il n’y a que vous seul qui soyez capable de le tenter.

— Par où le jugez-vous ?

— Sur votre réputation de constance et d’assiduité.

— Mais si sa porte est toujours ouverte à tout le monde ?

— Voilà ce qui doit être insupportable en pareil cas, et c’est peut-être aussi ce qui la sauve de tous reproches vis-à-vis des gens raisonnables et bien pensans.

Il est malheureux pour elle, dit Dinval, qu’il n’y ait pas beaucoup de ces gens-là, et qu’on soit plus facilement blâmé qu’excusé.

— Pour déterminer ma façon de penser sur madame de Zebelle je voulus la revoir, et je retournai le lendemain chez elle. On me dit qu’elle était dans son lit, mais que je pouvais entrer. Le moment me parut favorable ; mais quel fut mon étonnement de voir sa chambre remplie de monde. Elle était dans son lit en effet ; mais sur ce même lit, deux ou trois jeunes gens étaient étendus ou assis, et toute la compagnie était composée de ceux qui avaient été de la partie du bois de Boulogne. On agitait, lorsque j’arrivai, une grande question de sentiment, qui, je crois, avait été dans le Mercure. En me voyant on s’écria ; Ah ! voilà Saint-Alvire, il décidera la question !

— Monsieur de Saint-Alvire, dit madame de Zebelle, voici ce qu’on propose à décider, c’est : Quelle est la situation préférable, de celle d’aimer sans être aimé, ou d’être toujours aimé de l’objet qu’on n’aime plus ?

— Et quelle est celle que vous préféreriez vous, Madame ?

— Moi ? d’être aimée quand je n’aimerais plus.

— Eh bien ! moi, qui suis homme, ce serait la chose que je redouterais davantage.

— Pourquoi donc ? c’est toujours un hommage de se voir aimé.

— Et n’est-il pas bien douloureux de voir souffrir quelqu’un qui nous aime, et que nous avons aimé, sans pouvoir soulager son tourment ?

— Bon ! on est toujours sûr qu’il guérira un jour, et puis, quand on en aime un autre on oublie aisément les maux que l’on cause, on ne pense qu’au malheur de n’être pas aimé de ce qu’on aime ; aussi c’est le plus grand de tous.

— Mais on espère toujours vous ramener, on vous persécute.

— D’ailleurs, on peut me regarder comme un mauvais juge en pareil cas.

— Par quelle raison ?

— C’est que les gens à sentiment doivent penser que c’est le cœur seul qui doit juger une pareille question, et que le mien n’y est pour rien, ce n’est que mon esprit qui me fait décider.

— Quoi, Madame, vous n’avez pas d’idée exacte d’une vraie passion, vous ne vous en croyez pas capable ?

— Moi, capable d’une passion ! je ne vois rien au monde de si ridicule ! Les exemples que j’en ai vus m’ont effrayée pour toute ma vie.

— Vous n’en avez donc jamais connu les douceurs ?

— Non, certainement, et j’en serai toujours à mille lieues ; mon caractère est léger, vif, gai, et je n’en veux jamais changer, et cela, parce que j’ai été confidente d’une grande passion ; voilà ce qui m’a dégoûtée d’aimer et pour toute la vie.

— Allons, madame de Zebelle, dirent toutes les femmes, pour juger cette question nous vous récusons tout d’une voix.

— Je crois, dit le chevalier de la Sillière, qu’il n’en faut plus parler du tout ; laissons là les ardeurs, les fadeurs et les langueurs. Il ne doit pas s’agir ici de rendre les femmes cruelles, par de tristes réflexions, de faire renaître ces résistances, ces combats de la vieille vertu, de gêner leurs inclinations. La liberté doit régner dans tout son éclat, quand il est question du plaisir, voilà ma philosophie à moi.

Tous les hommes éclatèrent de rire en applaudissant, et je profitai de ce délire pour m’évader.

— Je pense que vous avez bien fait, cette société vous convient peu, et vous avez pris le seul parti qu’il y eût à prendre.

— Je suis bien aise que vous m’approuviez.

— Oui ; mais remarquez-vous notre inconséquence ?

— Comment ?

— À nous entendre, on croirait que nous estimons beaucoup les mœurs et que nous méprisons ceux qui ne chérissent pas la vertu.

— Je crois que nous les plaignons.

— Et moi, je dis que nous leur ressemblons, qu’ils ne diffèrent de nous que par le goût des plaisirs faciles, et que nous n’aimons la résistance que parce qu’elle les rend plus piquans.

— Cela n’est que trop vrai, on veut estimer ce que l’on aime en raison de l’estime qu’on a pour soi.

— Toutes les femmes avaient pourtant pensé différemment, selon ce que vous venez de me dire. »