Aller au contenu

Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Delongchamps (tome IIp. 114-135).


CHAPITRE XXV.

Veuve singulière.

Séparateur


« Elles le paraissaient, surtout madame de Sainte-Aure qui me semblait être de mon avis.

— Quoi ! elle était là ?

— Oui vraiment, et j’ai été fort surpris de l’y voir ; car elle n’a ni l’air ni le ton de la société de madame de Zebelle.

— C’est une femme très-aimable !

— Je le sais bien, il y a long-temps que je suis fort aise de pouvoir la rencontrer.

— Si j’étais à votre place, je voudrais pouvoir l’examiner avant de former le moindre projet sur elle. Je vous avouerai que je ne serais pas fort satisfait de faire faire une infidélité à une femme ; je ne m’attacherais jamais à celle qui aurait un amant.

— Je suis comme vous, j’y croirais plus de vanité que de délicatesse.

— Eh bien ! voyez madame de Sainte-Aure, et selon ce que vous en apprendrez, vous vous déterminerez. Allons, n’y perdez pas de temps.

— Je vous réponds de la plus grande activité. »

Saint-Alvire voulait trouver madame de Sainte-Aure sans avoir l’air de la chercher, et ce ne fut pas chez madame de Zebelle qu’il voulut la trouver, mais chez des femmes qui étaient pourtant de sa société et qu’elle ne voyait pas souvent, parce qu’elles n’étaient pas de son âge, mais chez qui elle revenait avec plaisir ; il est vrai que le ton y est excellent, et la conversation aussi agréable qu’elle puisse l’être avec des gens du monde qui ont beaucoup vu et beaucoup réfléchi. « Ce jour là il y avait assez de jeunes femmes, dit Saint-Alvire à Dinval lorsqu’il le revit, madame de Sainte-Aure y vint, et elle parut fort aise de m’y trouver. Elle me dit : Monsieur, par quel hasard êtes-vous ici, je ne m’attendais pas à vous y voir ?

— Je me félicite d’avoir le bonheur de vous y rencontrer.

— Je vous avouerai que j’ai été un peu surprise de vous voir chez madame de Zebelle.

— Je ne vois pas pourquoi, Madame, puisque vous y allez.

— Pas toujours ; elle est ma parente, voilà pourquoi vous m’y avez vue. C’est votre réputation qui m’avait fait juger que le ton de cette maison ne devait pas être absolument le vôtre. Je vous ai observé, et j’ai vu que tout ce qui s’y passe ne vous plaît pas infiniment.

— Si vous l’approuviez vous n’auriez pas fait ces remarques.

— Moi, j’aime fort madame de Zebelle, et, quoiqu’elle soit très-jeune, j’espère que cette bruyante gaieté ne lui plaira pas encore long-temps.

— Tout cela n’est que du bruit. Ne trouvez-vous pas, Madame, que la gaieté qui ne part pas de l’ame n’est pas la véritable ?

— Il est vrai que celle qui n’est que bruyante peint rarement le bonheur.

— Et que cette apparence de joie qu’elle procure à ceux qui s’y livrent fait peu d’envie. Je trouve que cette gaieté des jeunes femmes ressemble trop à celle des jeunes garçons, des écoliers, et qu’elle produit une liberté qui n’est point du tout décente.

— Oui, une pareille familiarité se trouve rarement avec un sentiment bien délicat.

— Je pense comme vous, elle déplace absolument les femmes. Vous serez peut-être surpris de ce que je vais vous dire : je ne suis pas comme tout mon sexe qui croit devoir être humilié de n’avoir pas les mêmes occupations que les hommes, les mêmes talens, les mêmes connaissances, et qui, pour les rivaliser, montent à cheval, veulent être savantes, croyant par-là avoir plus de droits pour les dominer, et que la moindre contrariété fait revenir dans un instant les plus petites des femmes.

— Pourquoi ne pas se contenter de l’empire que vous avez sur nous ?

— Il est joli cet empire.

— Quoi ! celui de l’amour

— Oui, surtout à présent.

— Je ne parle pas de celui qui n’est qu’un goût, qu’une fantaisie du moment, dont quelques femmes veulent bien se contenter, parce qu’elles seraient très-fâchées de le voir durer plus long-temps.

— J’espère que vous en connaissez qui pensent bien différemment.

— J’en ai connu au moins qui n’en convenaient pas, tout en se conduisant comme je viens de le dire.

— Et que vous auriez voulu fixer ?

— Parce que j’espérais que mes soins pourraient assez les toucher pour cela ; mais j’ai reconnu que c’était une erreur de mon amour-propre.

— D’après tout ceci, je crains que vous n’ayez pas une excellente opinion des femmes.

— Je sais faire des exceptions et j’en connais qui mériteront toujours d’être distinguées.

— Et vous ne craignez pas de vous tromper ?

— Non, Madame.

— Voilà ce qui me paraîtra difficile a croire, puisque vous avez eu plusieurs attachemens.

— Les circonstances qui terminent ces sortes d’engagemens ne prouvent pas toujours qu’il y ait eu de la faute des femmes.

— Avec un autre que vous, et je ne puis croire qu’il y ait eu des torts de votre part.

— J’espère être toujours incapable d’en avoir avec les femmes qui voudront bien me traiter avec un peu de bonté.

Il vint du monde, madame de Saint-Aure regarda à sa montre et se récria sur l’heure qu’il était qui l’obligeait de s’enfuir, et elle me proposa de souper le lendemain chez elle, ce que j’acceptai.

— Et vous fîtes bien, reprit Dinval ; je crois que cette femme-là vous convient parfaitement.

— Attendez. Une des jeunes femmes que j’avais vues chez madame de Zebelle me dit : Vous avez eu là une conversation fort sérieuse avec madame de Sainte-Aure.

— Il est vrai ; je la connaissais peu ; elle m’a paru penser très-solidement.

— Je le crois bien ; elle a vécu assez long-temps dans la solitude pour avoir eu le temps de réfléchir. Il n’y a pas long-temps qu’elle est rentrée dans le monde, et l’on ne sait pas encore s’il a quelque attrait pour elle ; on lui trouve de la douceur dans le caractère, de la complaisance ; mais nulle gaieté. Je la crois vouée aux regrets pour toute sa vie.

— Comment ! aux regrets ?

— Oui ; c’est une espèce de roman que sa vie. Elle allait épouser un homme qu’elle aimait infiniment ; elle avait vaincu la résistance de ses parens, ils venaient de consentir à son mariage avec lui, elle n’attendait que son retour de l’armée, pour l’épouser, lorsqu’elle apprit qu’il avait été tué dans une action très-vive ; elle se retira dans un couvent à l’instant même où elle reçut cette nouvelle ; elle refusa de voir personne et elle ne lut aucune des lettres qu’on lui écrivit. Son amant avait été grièvement blessé, mais il n’était pas mort ; il avait été fait prisonnier, et c’était ce qui avait fait mander cette fausse nouvelle ; il avait perdu un œil et une jambe, et il craignait de cesser de plaire avec ces difformités ; c’était ce qui lui avait toujours fait retarder d’écrire ; cependant il s’y détermina, mais il n’eut point de réponse ; en vain il écrivit plusieurs fois inutilement. Il revint à Paris ; il apprit qu’elle ne lisait aucune lettre, qu’elle le croyait mort et qu’elle était déterminée à passer le reste de sa vie dans le couvent où elle était et où elle avait déjà pris le voile. Pénétré d’admiration, de reconnaissance et d’amour de se voir si vivement regretté, et voulant empêcher le sacrifice qu’elle voulait faire à sa mémoire, il ne fut occupé que de trouver les moyens de lui faire savoir seulement qu’il vivait. Il alla trouver l’abbesse, l’intéressa en sa faveur et la pria de vouloir bien détromper son amante, quoiqu’il fût sans espérance de l’épouser avec sa difformité ; elle s’en chargea volontiers et elle s’y prit de manière à lui prouver le désir qu’elle avait de les voir heureux.

L’abbesse fit venir chez elle cette malheureuse novice, et lui rappelant les motifs qui lui avaient fait prendre le voile, elle lui objecta qu’elle croyait, qu’avant de prononcer ses vœux, il était nécessaire de se convaincre de la certitude de la mort de monsieur de Sainte-Aure ; qu’il pourrait arriver que la nouvelle n’eût pas été vraie ; qu’il fallait en avoir des certificats ; qu’il y avait des exemples, qu’il fallait tout redouter avant de s’engager. Elle fut étonnée et presque effrayée de cette observation. L’abbesse poursuivit : Vous avez refusé de vous éclaircir, peut-être, en refusant de lire toutes les lettres qui vous ont été adressées. — Mais, Madame, pourquoi me faites-vous à présent toutes ces observations ? — Parce que je n’ai pas voulu attendre au dernier moment, et puis parce qu’il m’est venu aujourd’hui une visite d’un homme tout-à-fait intéressant, et qui, je crois, serait le seul qui pourrait mériter le sacrifice que vous voulez bien faire à monsieur de Sainte-Aure. — Quel nom me rappelez-vous là ! Alors l’abbesse le lui peignit, mais avec les deux blessures ; elle fut frappée de la ressemblance, et elle fut près de se trouver mal. — Cet homme, continua l’abbesse, intéresse parce qu’il regrette de n’être pas mort à l’action où il a été blessé, puisque ce sont, dit-il, vraisemblablement ces deux blessures qui vont le priver du bonheur qu’il espérait, d’épouser celle qu’il aime. — Ah ! Madame, que vous êtes cruelle ! et quelle confidence venez-vous de me faire ? — C’est la plus essentielle que je puisse faire pour votre bonheur. — Pour mon bonheur ! Serait-ce une illusion ? Quel espoir vient me séduire ? Où suis-je ? — Dans les bras de votre plus tendre amie, de celle qui ne veut que vous voir heureuse à jamais. — Ah ! je ne puis comprendre… — Eh bien ! apprenez que monsieur de Sainte-Aure respire. — Il vit ! et je voulais m’en séparer pour jamais ! Dieux ! quelle serait mon ingratitude ! — Il ignore que vous n’avez pas lu ses lettres et il croit que ses blessures sont l’obstacle qui s’oppose à son bonheur. Il est vrai qu’un œil et une jambe de moins… — Ah ! son ame est entière, elle est tout pour moi ! Mais, Madame, comment pouvoir promptement le détromper ? Ce soupçon me tue ! Il me croyait capable… — Calmez-vous ; demain vous le verrez, vous pourrez vous rassurer mutuellement et jouir enfin du bonheur que le ciel vous destine. En effet, ils se virent, et bientôt ils s’épousèrent. Ils ne furent pas absolument heureux ; c’est-à-dire, monsieur de Sainte-Aure, qui crut que sa femme ne pouvait pas l’aimer autant qu’avant ses blessures ; il voulait lui cacher les craintes qu’il en avait ; mais les manières douces, honnêtes, et même prévenantes de sa femme envers tout le monde, firent germer dans son cœur une jalousie affreuse. Elle la supporta avec une patience dont elle seule était capable ; elle ne voyait même dans les reproches qu’il lui faisait que la preuve du plus violent amour, et elle se trouvait la femme du monde la plus heureuse. Cette tranquillité, au lieu de calmer l’humeur et la jalousie de monsieur de Sainte-Aure, ne fit qu’aigrir son caractère ; il oublia tout ce qu’il devait à sa femme, jusqu’au sacrifice qu’elle avait voulu lui faire, et l’excès de son désespoir ; son sang s’enflamma, et en peu de temps il mourut. Elle le regretta très-vivement, et ce n’est que depuis peu de temps qu’elle est rentrée dans le monde. Elle n’a rien perdu de la douceur de son caractère. Il est toujours le même, et j’oserais presque assurer qu’elle a conservé sa sensibilité.

— Mais c’est une femme très-estimable, indépendamment de tous les agrémens qu’elle possède.

— Et cela sans la moindre coquetterie.

— Pas l’ombre ! c’est un naturel, une prévenance, une amabilité !…

— Qui m’aurait tourné la tête si j’avais été libre.

— Je pense de même, dit Dinval, cette femme semble être née pour vous plaire.

— Aussi ne perdis-je pas l’occasion de m’y attacher. J’allai, le lendemain de bonne heure, chez elle ; il y avait du monde, mais peu à peu il s’écoula, et nous restâmes seuls. Je crains bien, dit-elle, que nous ne soyons que peu de monde à souper, beaucoup de gens se sont excusés, heureusement que ce ne sont pas ceux que vous regretterez le plus.

— Partout où vous serez, je ne regretterai personne.

— À propos, il y a une femme avec qui vous avez causé hier, qui vous a beaucoup parlé de moi, à ce qu’elle m’a dit.

— Oui, Madame, et d’une manière qui m’a fort intéressé.

— Elle exagère un peu en parlant de ses amies.

— Voilà ce que je n’ai pas trouvé ; puisque j’aurai pu ajouter à tout ce qu’elle a pu me dire.

— Quoi donc ?

— Votre modestie.

— Effectivement, il y a bien de quoi me louer.

— Vous ne pouvez pas disconvenir qu’on peut bien louer la sensibilité de votre ame.

— Elle n’a pas toujours contribué à mon bonheur.

— Il doit vous en être resté au moins les moyens de le faire renaître.

— Vous me faites des complimens, vous que j’avais pu croire vrai.

— Je le suis aussi, puisque je dis ce que je vois.

— On ne voit pas la sensibilité.

— Elle se peint facilement sur une physionomie pleine de candeur et telle que la vôtre.

— Si cela était, vous me feriez trembler.

— Pourquoi donc ?

— C’est que vous y verriez bientôt tout ce que je pense.

— Et voilà ce qui m’effraie.

— Qui vous effraie ?

— Oui, Madame, puisque je n’y vois rien de ce que je désirerais y lire.

— Savez-vous que la société de madame de Zebelle se moquerait bien de nous si elle nous entendait ?

Je n’augurai point trop mal de cet entretien ; mais le monde arriva, et de toute la soirée je ne pus le reprendre.

Pendant le souper on proposa d’aller passer quelques jours à la campagne ; c’était chez ma confidente, elle me mit de la partie, et je l’acceptai avec la plus grande joie. J’eus la liberté de voir madame de Sainte-Aure à toute heure, et, sans me déclarer affirmativement, j’eus bientôt la satisfaction de ne plus douter que je lui plaisais autant que je pouvais le désirer. Nos conversations étaient adorables. La confiance de l’amitié et les charmes de l’amour semblaient s’y réunir pour en faire les délices. Toujours prêt à tomber à ses genoux, je savais pourtant résister au désir de lui apprendre ce qu’elle avait dû lire mille fois dans mes yeux, dans mes discours et dans toutes mes actions.

— Et qui pouvait vous retenir ?

— Une réflexion puissante. J’imaginais qu’ayant projeté d’être fidèle à la mémoire de son mari, si elle pouvait se croire sensible à l’amour que j’avais pour elle, elle romprait tout commerce avec moi, et je ne saurais vous exprimer combien cette pensée m’effrayait.

— J’aurais pourtant, à votre place, voulu savoir ce que je pouvais espérer.

— Il vint bientôt une société plus nombreuse et beaucoup de jeunes gens. Il leur parut plaisant, sans doute, de s’attacher à une veuve d’une si grande réputation, ils l’attaquèrent tous en même temps ; sa douceur leur fit penser facilement qu’ils réussiraient auprès d’elle ; il est vrai qu’elle eut l’air de se prêter à tous leurs empressemens de manière que je ne pus approcher d’elle. Cela ne me plaisait point trop ; mais j’eus la plus grande attention de n’en rien témoigner, et pendant plusieurs jours que tout cela dura, elle sembla se livrer avec le plus grand plaisir à toutes les agaceries de ces messieurs. Je vous avouerai que j’en étais dans le plus grand étonnement, et que plus j’y rêvais, moins je comprenais sa conduite. Un matin madame de Saint-Brieux, c’est chez elle que nous étions, m’envoya prier de venir la trouver, j’y allai et elle me dit : « Savez-vous qu’il y a une personne ici qui est fort surprise de la sérénité avec laquelle vous y voyez tous nos jeunes gens ?

— Qui donc cela ?

— C’est madame de Sainte-Aure.

— Elle y a pris garde ?

— Je vous en réponds.

— Je vous avouerai que je ne voulais pas ressembler à son mari.

— Je vous avertis qu’elle ne croit pas à l’amour, s’il peut exister sans jalousie.

— C’est sûrement le pouvoir de l’habitude qui la fait juger ainsi.

— Habitude ou non, elle m’a déclaré que si vous n’étiez absolument point jaloux, elle ne vous épouserait jamais.

— Elle ne m’épouserait jamais ?

— Vous voyez qu’elle vous avait trouvé digne de succéder à monsieur de Sainte-Aure.

— Et ne faudrait-il pas aussi, pour en être absolument digne, que je me fisse crever un œil et couper une jambe ?

— Je crois que ce serait un moyen de plus pour lui plaire.

— Ce n’est donc que son mari qu’elle voudrait retrouver en moi ? ce motif est peu propre à me faire renoncer au célibat.

— Vous ne l’auriez donc pas épousée ?

— Je ne sais pas ce que j’aurais fait ; je n’avais encore formé aucun projet qui y ressemblât.

— Et vous espériez… Écoutez-moi, je conviens avec vous que ses sentimens sont fort exagérés, et que votre passion pour elle ne pouvait avoir les suites que vous auriez pu désirer ; enfin que vous ne devez plus compter sur elle ; mais elle mérite des égards, et, soit folie ou vertu, nous devons la ménager. Je lui dirai que vous auriez cru manquer au respect que vous lui devez et l’offenser mortellement en ayant la moindre jalousie de tous les soins qu’on lui rendait. D’après la manière dont elle m’a parlé, je suis certaine qu’à l’instant, tous ses sentimens pour vous seront anéantis, et que dès demain, si ce n’est ce soir même, elle partira. Alors votre conduite ayant été celle de l’amant le plus respectueux, elle n’osera s’en plaindre qu’à moi, ou peut-être que vivement piquée de s’être trompée elle ne m’en parlera jamais.

— Ni moi non plus, Madame, je vous en donne ma parole ; je ne pouvais rien prévoir d’aussi extraordinaire.

— De sorte, dit Dinval, que votre passion s’est éteinte dès ce moment.

— Ma foi oui ; elle aurait voulu être épousée, et je suis bien heureux de ne m’être pas plus avancé avec elle.