Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XI

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Garnier Frères (p. 33-37).

LETTRE XI

De Paris, le 25 juillet 1773.

Eh ! non, ne vous y trompez pas les plus grandes distances ne sont pas celles que la nature a marquées par les lieux ; les Indes ne sont pas si loin de Paris, que la date du 27 juin n’est éloignée de celle du 15 juillet ; voilà le véritable éloignement, voilà les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme ; cela ressemble à la mort, et cela est pis, puisque cela est senti longtemps. Mais n’allez pas croire que je vous fasse des reproches : eh ! mon Dieu, je n’en ai pas le droit, vous ne me devez rien, et moi je dois vous rendre grâce des marques de votre souvenir. Vous aurez été accablé de mes lettres à votre retour de Hongrie : voilà la troisième adressée à Vienne ; on a dû vous en envoyer deux ou trois de Berlin. Dans l’éloignement où vous êtes, il faut, s’il vous plaît, employer cette formule triviale : j’ai reçu telle lettre, etc. Je savais, il y a longtemps, par le baron de Cock, officier général au service de l’impératrice, que les camps n’auraient pas lieu. On croit ici que l’empereur et le roi de Prusse se sont donné rendez-vous dans quelque ville de leurs nouvelles possessions ; mais vous aurez rempli le temps d’une manière utile : ainsi vous regretterez peu les camps. Quoi ! de bonne foi, vous voulez que je vous réduise à ma taille ? C’est donc parce qu’il vous est plus facile de vous plier qu’à moi de m’élever, et qu’à quelque mesure que je vous voie, vous resterez à la vôtre, qui est telle que peu de gens peuvent y atteindre ; mais en vérité, permettez-moi de ne pas regarder comme un effet de confiance ni d’amitié, ce que vous me dites de votre caractère. Hélas ! savez-vous ce que vous me confiez, en me découvrant les inconséquences qui vous agitent ? c’est que je suis une bête qui ne voit rien, qui n’observe rien : car sans doute, si vous n’êtes ni dissimulé, ni faux, j’aurais dû démêler ce que vous croyez m’apprendre de vous-même ; et voulez-vous que moi je vous apprenne une chose d’une science profonde ? C’est que ni vous, ni moi ne nous connaissons parfaitement : vous, parce que vous êtes trop près, et que vous vous observez trop ; et moi, parce que je vous ai toujours vu avec crainte et embarras. Oh ! si jamais je vous revois, je vous regarderai mieux : il me semble que ma vue s’est raffinée. Ce que vous me dites sur la cause de vos courses continuelles est charmant : cela est plein d’esprit et de grâce, et en voilà bien assez pour que cela puisse se passer de vérité : Je remplis ma jeunesse pour que ma vieillesse ne puisse pas me reprocher de ne pas l’avoir employée. Vous voyez bien que c’est l’avare, qui, en laissant mourir de faim ses enfants, se justifie à lui-même sa dureté, en disant qu’il leur amasse du bien pour qu’ils en jouissent après lui. Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. Voyez après cela et comparez. Je vous l’ai déjà dit : la nature ne nous a point faits pour être heureux, elle vous a condamné à être grand : soumettez-vous donc sans murmure. Je crois du reste tout ce que vous me dites de l’avantage de ce pays-ci sur tous les autres. Je ne sais si vous rapporterez de votre voyage le dégoût de voyager ; mais je suis bien sûre que vous n’en rapporterez pas la possibilité de pouvoir vous fixer quelque part. Vous aurez jugé avec justice et justesse ce qui est bon, ce qui est meilleur ; mais vous ferez comme les Italiens font de la musique, ils préfèrent la nouvelle à la bonne. Je vous demande pardon, je contrarie vos paroles ; mais convenez que je suis bien au ton de votre âme. Vous voulez que je vous parle de la mienne, voici son état. N’avez-vous jamais vu de ces malades attaqués de maux lents et incurables ? Quand on demande de leurs nouvelles aux gens qui les soignent, ils répondent : cela va aussi bien que son état le comporte ; c’est-à-dire, il mourra, mais il a quelques moments de répit ; voilà tout juste l’espèce de santé de mon âme. Au plus violent orage a succédé le calme. — Sa disposition morale est telle que je la ferais selon mon souhait et selon mon cœur ; mais que sa santé est alarmante ! cependant je suis sûre qu’il ne fait pas une faute de régime : il aime la vie parce qu’il se plaît à aimer et à être aimé ; il n’y tient que par là. Oh ! si vous saviez combien il est aimable ! oui, vous m’aimeriez un peu ; mais vous ne feriez pas grand cas de moi, d’avoir été capable d’une distraction. Oh ! qu’êtes-vous donc pour m’avoir détournée un instant de la plus charmante et de la plus parfaite de toutes les créatures ? Oui, si vous le connaissiez, ou quand vous le connaîtrez, vous verrez que, dans le jugement que j’en porte, il n’y a ni illusion, ni prévention. Eh bien, est-ce assez vous montrer mon âme ? Mon amitié est-elle passive, active ou indiscrète ? — Le chevalier d’Aguesseau vous aura mandé que j’avais perdu patience. Je lui avais envoyé demander de vos nouvelles ; dans ce moment-là, il n’en avait pas eu : mais dès qu’il reçut une lettre du 8, il me manda que vous vous portiez bien ; et alors, je fus tentée de vous écrire, pour vous remercier de ce que vous aviez un ami qui avait pu me tirer d’inquiétude ; et puis, je trouvai qu’il valait mieux vous attendre. Oui, en effet, je veux vous attendre, et toujours. Pourquoi irais-je plus vite que vous ? je me fatiguerais et je gênerais vos pas. Je ne veux plus qu’aucune affection agite mon âme douloureusement, c’est trop. Je ne sais pas comment je puis suffire à la dépense que je fais. Il est vrai que j’ai réuni toutes mes forces en un seul point. Toute la nature est morte pour moi, excepté quelques objets qui animent et remplissent tous les moments de ma vie. Je n’existe pour rien : les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus à mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoiqu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonne heure, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. Voilà la langue qui vous a plu : elle vous a rapproché de l’endroit sensible de votre âme, dont la dissipation et le ton aimable des femmes de ce pays-ci vous éloignaient sans cesse. Vous m’avez su gré de vous ramener à ce que vous aviez aimé, à ce que vous aviez souffert : oui, il y a une espèce de douleur qui a un tel charme, qui porte une telle douceur dans l’âme, qu’on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu’on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison deux fois la semaine ; et cette sorte de nourriture m’est bien plus nécessaire que l’air que je respire. — La comtesse de Boufflers m’a beaucoup parlé de vous et de ce qu’elle vous mandait ; elle vous aime, parce que vous avez fait le Connétable, et il y a assurément de quoi fonder son goût. Et moi je vous aimerais bien mieux, si vous n’étiez pas le connétable. Oh ! combien j’ai l’âme petite et bornée ! je hais également les patagons et les lilliputiens ; mais que vous importe mon goût ? Vous êtes bien aimable d’avoir pensé à grossir votre écriture ; mais j’ai envie cependant de m’en plaindre : cela m’a ravi quelques lignes. Au nom de Dieu, restez comme vous êtes : écrivez des pieds de mouche, faites le tour du monde, mais commencez par Paris ; en un mot ne changez pas un cheveu à votre manière d’être. Je ne sais pas si c’est la meilleure, mais elle m’est la plus agréable possible. Cette louange n’est-elle pas fade ? Ne vous moquez pas de moi ; je suis bien bête ; mais je vous assure que je suis une bonne créature, n’est-ce pas ?