Aller au contenu

Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/14 juillet 1790

La bibliothèque libre.
Lettre  ►


Ce 14 juillet 1790.


A Alttitschein, sur les frontières de la Silésie, en attendant l’ouverture de la campagne.


Madame,


JE plains Votre Majesté Impériale d’être obligée de faire face à tout ; voilà que je m’en mêle, et je vous serai plus incommode que le Roi de Suède : voici ce dont il s’agit. Comme je vis depuis trois ans en Tartarie, Moldavie, nouvelle et vieille Servie, Sirmie, Moravie et presque Silésie, je viens seulement de lire les lettres de Votre Majesté Impériale à Voltaire, et de Voltaire à Votre Majesté Impériale ; j’ai ri et j’ai admiré : vous voyez, Madame, que j’ai cru vous entendre. Il m’a été impossible de ne pas me mêler de la conversation, moi indigne, qui devrois toujours écouter sans dire mot ; mais c’est mon cœur qui est un bavard, et non pas mon esprit. J’en ai bien plus que M. de Voltaire le soir en me couchant : car il ne dort pas, dit-il, quand il lit dans les gazettes des critiques ou des mensonges ; et, grâce à Dieu, les mechans ou les sots ne m’empêchent pas de dormir. J’aurois beau me voir blâmé dans une relation signée Gustave, que je croirois seulement que ce n’est ni Vasa, ni Adolphe qui l’ont écrite. Selim au moins écrit fort peu, à ce qu’il me semble ; et cela me fait ressouvenir de quelqu’un qui demandoit, en ma présence, à Belgrade, au Teffterdar, — si les Turcs qui ne savent pas écrire ne faisoient pas unee croix pour signer ? — cela se pratique ainsi chez nous autres chrétiens.

Les deux cents et quelques roubles que M. de Voltaire demande à Votre Majesté Impériale pour ses montres de Ferney, et la crainte qu’il a de déranger ses finances par cette somme, et de l’empêcher de continuer la guerre, m’ont bien amusé. Que diroit-il s’il voyoit les mêmes petites finances fournir à une guerre depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Baltique (en faisant un crochet à la mer Noire et à la Méditerranée), et le petit ménage aller toujours son train ?

Quel dommage qu’il n’ait pas vu les nouveaux prodiges des armées victorieuses de Votre Majesté ! elle les lui auroit racontés si simplement que, sans s’en douter, elle auroit fait une histoire aussi célèbre que la guerre même. Si j’avois lu avec quelle bonhomie Votre Majesté assure M. de Voltaire qu’elle a encore un peu d’argent, quoiqu’elle ait acheté quelques tableaux, je me la serois représentée plus grande de quatre pouces, se tenant encore plus droit que de coutume, le menton presqu’en l’air, un grand panier, et n’étant seulement digne que d’admiration, ce qui est bien fatiguant. À propos de cela, oserois-je bien lui demander si elle s’est ressouvenue de se défaire de ce buste si peu ressemblant qui est sur le chemin de l’hermitage ? À propos de cet hermitage, qui n’en est pas un, j’en fais bâtir un véritable sur la plus haute montagne, à une lieue de Vienne ; il s’appelle mon refuge, puisque je n’y suis pas plus exposé aux progrès de la philosophie qu’aux inondations : la liberté est une si belle chose ; celle des Pays-Bas me ruine tous les jours davantage ; celle de la France me coûtera le quart de mes revenus. J’ai été assassiné et presque jeté à l’eau en Hollande, lapidé en Suisse, boxé en Angleterre, et au moment d’y être pris pour matelot par la liberté de la presse. J’ai été aimé à Venise par la mère du Doge. J’ai manqué d’être pris sur un vaisseau par les Ragusains, qui ont la liberté de piller partout. Je ne connois pas assez Lucques et Saint-Marin pour en parler. Je m’imagine que Gènes porte dignement son nom. C’est une très-belle chose que la liberté, mais la voilà eu bonnes mains. Des manans qui se font ministres d’un Roi prisonnier ! des curés législateurs ! des avocats politiques, et des jeunes gens qui ne peuvent pas payer le mémoire de leurs tailleurs, veulent payer les dettes de l’État !

J’en reviens aux lettres de Voltaire. Pourquoi insulte-t-il Votre Majesté Impériale sur son nom de Catherine que je protège, et qui n’est pas effrayant comme celui de M. Pallas, dont il parle ?

Ce qui m’a encore bien diverti dans ce volume de lettres, c’est d’y trouver déjà vos aveux d’ignorance, vos impossibilités de faire des vers, et la grande maxime que, lorsqu’il s’agit de coups, il vaut mieux en donner qu’en recevoir.

Votre Majesté Impériale me pardonne-t-elle d’avoir ri ? Sans cela j’aurois pleuré de ne plus lui entendre dire de ces choses-là, qui, avec cent mille autres, rendoient les fleuves, les déserts, les palais, les campagnes, les résidences, les châteaux gothiques et autres, les fêtes, les gondoles et les galères si agréables.

Elle sera débarrassée de moi, c’est-à-dire de me lire et de me répondre, à peu près en même tems que de Gustave et de Selim, qui vaut bien le Mustapha de Voltaire, mais non pas son Mahomet. Elle leur répondra : je vous donne la paix, en même tems qu’elle daignera me dire : je vous donne le bon soir. L’exactitude de Votre Majesté à me répondre m’embarrasse, quoique ses lettres fassent mon bonheur et soient des titres que l’assemblée nationale ne peut pas m’ôter. On voit bien que je ne suis pas janséniste, car ces Messieurs n’approchent de la Divinité qu’une fois par an, ou deux tout au plus, et je m’aperçois que voilà deux fois que cela m’arrive depuis quatre mois, et trois fois depuis neuf. Je vais m’arrêter jusqu’au mois de Janvier 1791. Quelle différence de ces bonnes lettres de votre auguste bonhomie, avec l’esprit lourd ou diffus, ou le vague et l’alambiqué des Jordans, de d’Argens, et même de d’Alembert et de ses correspondans ! Il me semble que la massue d’Hercule ne s’appesantira pas sur nous ; il n’appartient pas à tout le monde d’être magnifique. Il y a des pays où l’on peut, dans sa cour et dans ses armées, réunir l’or des Perses au fer des Macédoniens ; mais quand on ne peut se soutenir qu’en ressemblant à Sparte, on a tort d’avoir cent chariots de bagages et deux troupes de comédie, qui me font croire que les autres troupes ne serviront point à la tragédie héroïque.

Je demande pardon à Votre Majesté Impériale de l’entretenir de ma douleur qui est bien vive. J’apprends dans ce moment la perte que nous faisons. Le Maréchal de Laudon vient de mourir dans son quartier de Neutisschein, à une lieue du mien, après des souffrances terribles, dont j’ai été témoin pendant onze jours de suite. Il y a eu un mieux qui nous rend notre malheur encore plus sensible. Faut-il qu’un héros, et même un grand homme, sans avoir fait de mal qu’aux ennemis, souffre tant, et disparoisse ensuite de cette terre qu’il a tant honorée ! Je veux penser bien vite au bonheur que j’aurai, quand les circonstances me permettront de me mettre aux pieds de Votre Majesté Impériale, pour écarter toutes ces idées affligeantes pour l’humanité.

J’attends à tout moment, de la Baltique ou de ses bords, des nouvelles d’une victoire et non pas d’un combat. Le voyage de Votre Majesté a fait la plus grande sensation en Europe. Je me souviens de lui avoir dit un jour, qu’elle m’ordonnoit d’avouer ce que je pensois d’elle, qu’outre son imperturbabilité elle avoit aussi la science des à-propos.

Comme je l’étudie, cette science, voici le moment de l’employer. Je crois qu’il est à propos que je finisse, et que je présente à Votre Majesté Impériale les assurances, etc.