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Novalis (Lichterberger)/Chapitre 4

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Bloud et Cie (p. 93-131).

CHAPITRE IV


LES SOURCES DE LA PENSÉE DE NOVALIS

I

Si, avant d’aborder l’étude des idées philosophiques et religieuses de Novalis, nous essayons de reconnaître les sources où s’est alimentée sa pensée, nous devrons constater, je crois, tout d’abord que, de toutes les énergies spirituelles qui ont pu contribuer à former sa mentalité où à modeler sa personnalité, aucune n’a exercé sur sa vie intérieure une action plus profonde que le mysticisme. Novalis est essentiellement et en toute sincérité un mystique. Il appartient — nous l’avons déjà noté plus haut — à cette lignée de mystiques allemands qui, depuis Eckart et Suso jusqu’à Jacob Bœhme, puis de là au piétisme du xviie et du xviiie siècle, s’est continuée à peu près sans interruption jusqu’à l’époque du romantisme.

Quels sont donc, d’abord, les traits généraux que présentent ces penseurs.

Lorsqu’on essaie de dégager l’idée maîtresse des systèmes mystiques du moyen âge, — l’idée centrale du système d’Eckart par exemple — on arrive aisément à l’interpréter comme une sorte de monisme panthéistique où les éléments spécifiquement chrétiens feraient à peu près complètement défaut. Je résumerais volontiers la doctrine des mystiques allemands dans les deux formules suivantes : « Contemplez la Divinité et vous y trouverez le Verbe et les idées de toute chose, et la création entière et l’âme humaine. — Descendez en vous-même et dans le tréfonds de votre âme vous trouverez toutes les âmes humaines et le Verbe et Divinité elle-même ».

« Contemplez la Divinité, disent les mystiques, et vous y trouverez le monde ». Absorbez-vous dans l’idée la plus haute que l’esprit humain puisse concevoir, l’idée de l’Être absolu dans son essence, dans son unité inintelligible et inconsciente, l’idée de la Substance unique et immuable qui n’est point ceci et cela, où il n’y a pas de distinction d’être et de personne, de matière et de forme, de sujet et d’objet, où rien n’agit, où rien n’apparaît. De ce Tout qui est pareil à un Néant, à une muette solitude ensevelie dans un sommeil sans rêve, sans pensée, sans amour, — de ce Tout immuable, ineffable, le mystique voit jaillir peu à peu la Pensée et l’Univers. Il voit la Divinité se replier d’abord sur elle-même, prendre conscience d’elle en une Image qui est elle-même encore une fois, s’y mirer comme le Père en son Fils. Mais dans cette Image, dans cette Idée suprême, à son tour, sont contenues en puissance les idées génératrices de toutes choses. Imaginez maintenant que cette Image développe tout ce qu’elle contient en puissance, que tout ce qui est virtualité en elle devienne acte et vous aurez l’Univers, le monde des hommes et des choses. En vertu de la loi de Bonté qui veut que l’Être tende à devenir tout ce qu’il peut être, la Divinité s’épanche ainsi hors d’elle-même, elle se contemple dans le Verbe, elle engendre le Monde des créatures. De l’Unité divine sort ainsi la Pluralité.

Et inversement : dans la pluralité se retrouve l’unité. En toute créature il y a l’Être, il y a Dieu. Descends en toi-même et tout au fond de ton âme tu trouveras une étincelle incréée qui est Dieu. Les hommes diffèrent selon la chair et la naissance, et par les facultés inférieures de leurs âmes : par l’Esprit, par l’étincelle qui luit au fond de chaque âme, ils sont un seul homme, une seule âme, et cette âme est le Verbe et le Verbe est Dieu. Au sein de l’Être, l’âme et Dieu se rejoignent et se confondent. Si vous rentrez en vous-même, si vous vous recueillez en votre âme, vous êtes en Dieu, — vous êtes Dieu.

La critique se demandait autrefois si dans un pareil système il y avait encore place pour les dogmes chrétiens. Il semblait que, dans ce processus éternel en vertu duquel Dieu se réalisait par l’univers et, dans l’univers, se retrouvait lui-même, il ne dût y avoir place, en bonne logique, que pour une seule réalité : Dieu en son double mouvement d’expansion vers le multiple et de rétraction vers l’unité. Et l’on en inférait qu’un mystique comme Eckart pouvait être à bon droit regardé comme un pur panthéiste, héritier des néo-platoniciens, de Plotin, de Denys de l’Aréopage et de Scot Eriugène, comme un adversaire décidé de saint Thomas et de la scolastique, comme un penseur entièrement indépendant, affranchi de toute tradition historique, émancipé de toute autorité extérieure, pour qui nulle vérité révélée ne peut pénétrer du dehors dans l’âme, pour qui le dogme chrétien n’est que symbole, pour qui la spéculation philosophique se substitue à la religion, la raison à la révélation, — en un mot comme un précurseur de la Réforme et du subjectivisme religieux, comme un ancêtre du monisme idéaliste moderne.

Cette interprétation, aujourd’hui vivement contestée, a perdu beaucoup de terrain ces derniers temps, non seulement parmi les savants catholiques mais aussi chez les critiques protestants et indépendants. On reconnaît aujourd’hui qu’il est impossible, sans fausser la réalité historique, d’établir un contraste trop accusé entre mystiques et scolastiques. Le mysticisme allemand est né non pas d’une réaction du sentiment chrétien contre l’intellectualisme scolastique, mais, au contraire, d’un essor parallèle et convergent de la piété chrétienne et de la science chrétienne, c’est-à-dire de la scolastique. La piété catholique est le point de départ commun des mystiques comme des scolastiques. De même que l’intellectualisme d’un saint Thomas a ses racines dans une piété fervente et aboutit à la conception mystique, de la visio Dei, de l’extase où l’âme s’élève jusqu’à la contemplation directe de Dieu, ainsi la religiosité sentimentale des mystiques tend vers l’intellectualisme et aboutit non seulement à la contemplation et à l’extase, mais aussi à la spéculation philosophique. Entre un mystique et un scolastique, il n’y a donc pas une opposition de natures. Ils partent, en réalité, tous deux du même point et aboutissent au même point. Et les mystiques allemands ne forment point une exception à cet égard. Leur pensée s’est développée sur le sol de la scolastique et a subi l’empreinte irrécusable du thomisme. Ils sont bien des chrétiens authentiques, pleins de foi dans la vérité religieuse traditionnelle. Ils ne se sont pas sentis opprimés par le dogme catholique. Il n’ont pas voulu innover. Ils n’ont pas cru enseigner autre chose que les théologiens les plus orthodoxes au sujet des vérités de la foi. Ils n’ont pas imaginé qu’entre leurs expériences mystiques les plus intimes et le christianisme le plus correct, il pût y avoir la plus légère divergence. Chrétiens avant tout, ils étaient décidés à rester en communion de sentiments avec l’Église. Un Eckart pouvait ainsi, en toute sincérité, se soumettre au jugement de l’Église et rétracter par avance toute erreur qu’on aurait pu trouver, dans ses écrits et dans ses paroles, concernant la foi et les mœurs. Il était convaincu, d’ailleurs, que, comme penseur, il n’avait fait qu’exprimer en langage philosophique le contenu exact de sa foi religieuse, de la foi chrétienne.

Ces mêmes dispositions fondamentales nous pouvons les observer chez Novalis. Chez lui aussi nous trouvons un mysticisme spéculatif qui a ses bases à la fois dans la piété et dans la science, dans le cœur et dans la raison ; et il est pénétré lui aussi de la conviction absolue qu’il y a une harmonie complète entre ses idées spéculatives et la foi religieuse traditionnelle. La foi profonde dans l’unité dernière de Dieu et du moi, dans un principe spirituel unique comme origine de toute chose ; le sentiment intime qu’en descendant au fond de son moi l’homme découvre un élément divin, qu’il y a communion et pénétration réciproque de l’homme, de Dieu et de la nature ; l’espoir confiant que l’évolution immense qui va de Dieu à la création et de la création à Dieu, a pour loi suprême l’amour, — tout cela nous le rencontrons chez les grands mystiques allemands du XIVe siècle comme aussi chez notre mystique romantique et chez nombre de ses contemporains. Qu’on ouvre, après la lecture des sermons d’Eckart, l’Enseignement de la Vie bienheureuse de Fichte ou le Bruno de Schelling, et l’on percevra aussitôt la parenté profonde qui unit l’ancienne mystique et l’idéalisme moderne. Entre l’Être Divin tel que le définit Eckart, et le Moi de Fichte, l’Absolu de Schelling, l’Esprit de Hegel ou même la Volonté de Schopenhauer, on distinguera, sans peine, de curieuses analogies.

Novalis d’ailleurs avait très nettement conscience du lien spirituel qui l’unissait au passé mystique. Dès qu’il est initié en 1798 à la pensée de Plotin, il perçoit aussitôt les affinités profondes qui le lient au grand philosophe néo-platonicien. Il est presque « effrayé de sa ressemblance avec Fichte et Kant ». Il trouve chez lui le génial pressentiment de cette « physique supérieure » que rêvent les romantiques ; « il est entré dans le sanctuaire avec la piété voulue et après lui nul n’y a sans doute pénétré plus avant ». Et de même l’année suivante en 1799, Novalis s’enthousiasme pour le dernier des grands mystiques de l’ancienne Allemagne, Jacob Bœhme, dont Tieck lui avait recommandé la lecture. Il le compare à un printemps avec ses énergies fécondes et plastiques, à « un chaos plein d’obscurs désirs et de vie merveilleuse », à « un microcosme qui s’épanouit ». — Bref, Novalis se rattache consciemment à la tradition mystique. Et il a l’intime conviction que cette tradition exerce son action sur le temps présent comme elle l’a exercée dans le passé. En quoi il ne se trompait pas. Nul doute, en effet, que la disposition mystique ne soit un trait psychique hautement caractéristique de la race allemande. Le « cas » de Novalis n’est pas du tout un phénomène anormal et isolé : c’est une manifestation typique d’une énergie spirituelle vivante aujourd’hui comme jadis dans l’âme germanique et à qui l’Allemagne doit quelques-uns de ses chefs-d’œuvres les plus illustres.

II

Novalis nous apparaît ainsi, d’abord, comme un chrétien d’une piété toute sincère et spontanée.

On peut bien, lorsque l’on étudie l’évolution de sa pensée, noter les phases successives par lesquelles elle passe. On pourra dire, comme nous l’avons fait plus haut, que Novalis commence, vers 1795, par être surtout philosophe ; qu’ensuite, à partir de la fin de 1797, il est principalement naturaliste et physicien ; qu’enfin à partir de la fin de 1798 on observe chez lui un intérêt plus spécial pour le christianisme et pour le problème religieux. Mais il ne faut pas perdre de vue, lorsque l’on établit ces divisions, qu’elles ont une valeur toute relative, et que, en réalité, Novalis a toujours été une nature profondément religieuse. Ce n’est pas un chrétien qui cherche à se confirmer dans sa foi en montrant l’accord de la raison et des croyances religieuses. C’est encore beaucoup moins un philosophe qui serait préoccupé de démontrer que sa conception du monde est en harmonie avec le christianisme traditionnel. Chez lui le dualisme de la raison et de la foi semble ne pas exister. L’instinct religieux et l’instinct spéculatif s’accordent sans difficulté aucune. Comme les mystiques anciens, il aspire d’un même élan à la vérité philosophique, scientifique et religieuse.

Et c’est pourquoi aussi je crois que le sentiment chrétien est demeuré à peu près constant chez Novalis. Nous avons noté, en étudiant sa biographie, comment l’hérédité et l’éducation reçue soit à la maison paternelle, soit chez les frères Moraves, déposent dans son âme le germe d’une piété vivante et imprégnée déjà de mysticisme. Cette piété ne paraît guère avoir subi de fluctuations. Non pas que Novalis ait été un ascète, ni un saint. Nous avons vu au contraire avec quelle ardeur il s’abandonne à la joie de vivre, aux impulsions de son tempérament sensuel. Pendant ses années d’université, il est un étudiant plein d’entrain, léger et mobile, qui fait des dettes, qui a des amourettes, qui se flatte d’être un brillant cavalier. Mais le fond religieux de sa nature se révèle de bonne heure par cette nostalgie vague de paix, d’harmonie, d’équilibre intérieur qui se manifeste chez lui. Il ne faudrait pas imaginer que ce soit la mort de sa fiancée qui ait amené chez lui une conversion. Bien auparavant déjà Novalis est chrétien conscient. Dès l’été de 1796 Frédéric Schlegel, rencontrant à Weissenfels son ami qu’il n’avait pas revu depuis l’époque de leur vie commune à Dresde, est frappé — jusqu’à l’exaspération même — par ce qu’il appelle « la bigoterie piétiste » de Hardenberg. C’est dire que l’élément chrétien de la nature de Novalis est dès ce moment distinctement visible pour tous. La mort de Sophie n’a fait que renforcer chez lui une disposition déjà existante.

Et ses amis romantiques sentent très bien la différence profonde qui les sépare, à cet égard, de Hardenberg. La plupart d’entre eux sont des dilettantes du christianisme plutôt que des chrétiens véritables. Frédéric Schlegel en particulier a passé par le nihilisme absolu. Le christianisme en tant que vérité historique et traditionnelle a, pendant de longues années, perdu toute espèce de valeur pour lui. Même au moment où, à la fin de 1798, il veut « créer » une religion, ce n’est pas, dans sa pensée, une restauration du christianisme traditionnel qu’il entreprend ; c’est une religion nouvelle qu’il prétend instituer, un christianisme supérieur. Il se rend compte que la question religieuse ne se pose pas de même pour lui et pour Novalis qui, lui, n’est jamais sorti du christianisme. Il sait que pour l’un le christianisme a une valeur positive, actuelle et pratique, pour l’autre une valeur simplement historique. Il se demande si Novalis voudra être « le dernier chrétien, le Brutus de la vieille religion ou le Christ du nouvel Évangile ». Il ne semble pas que, pour Novalis lui-même, cette alternative se soit jamais posée. L’identité entre le christianisme historique et le christianisme idéal, entre la religion positive et la religion métaphysique, n’a jamais fait doute pour lui. Sa religion a toujours donné satisfaction en même temps à sa piété chrétienne et à son instinct philosophique et scientifique.

III

Mais la piété chez Novalis n’est pas seulement un élan obscur du cœur vers le Dieu chrétien. Elle s’efforce, chez lui comme chez beaucoup de mystiques, d’atteindre à la clarté de la connaissance. À côté du croyant il y a en lui un penseur. Il tend vers la vérité à la fois par l’amour et par la raison consciente. « Mon étude favorite, écrit-il en 1796 déjà, se nomme au fond comme ma fiancée, Sophie est le nom de celle-ci, Philosophie est l’âme de ma vie et la clé de mon moi le plus intime ».

Gardons-nous, bien entendu, de chercher chez Novalis un système de philosophie proprement dit. On ne saurait imaginer un contraste plus absolu que celui que présentent un penseur romantique tel que Hardenberg et un philosophe professionnel et systématique comme Fichte, par exemple. Chez l’un l’intelligence et la volonté prédominent d’une façon absolue. Chez l’autre c’est au contraire le sentiment qui l’emporte. La volonté manque de vigueur et n’est guère capable de l’effort prolongé qu’exige l’achèvement d’une œuvre de longue haleine. La pensée est souvent ondoyante et imprécise. Aussi bien Novalis n’hésitet-il pas à voir dans le savoir intellectuel une connaissance d’ordre subalterne, « un rêve du Sentiment, un Sentiment mort, quelque chose de grisâtre et de débile ». Il n’est d’ailleurs nullement un spécialiste de la philosophie. Il connaît assez mal l’œuvre de ses devanciers, même les plus illustres. Ses cahiers d’extraits montrent que, de Kant par exemple, il a dû lire le début de la Critique de la raison pure, probablement aussi la Métaphysique des mœurs, mais qu’en réalité il n’a guère connu le fondateur du criticisme que par des compte rendus et des conversations avec des amis mieux informés que lui. Son bagage philosophique est donc fort mince. Jamais, d’ailleurs, il n’a eu l’ambition de faire progresser la « science philosophique » de son temps. Il a cherché uniquement à se faire une conception personnelle de la vie sans trop s’inquiéter de ce que les autres avaient pu penser ou écrire avant lui.

Il n’y a guère que deux philosophes qu’il ait vraiment étudiés de près et qui aient exercé sur sa pensée une influence réelle : Fichte et Hemsterhuys.

Il est hors de doute, d’abord, qu’il s’est assimilé avec beaucoup de soin le Système de la science de Fichte. Il a dû être rendu attentif à son importance par Fr. Schlegel, peut-être aussi par son père, le baron de Hardenberg, qui semble avoir aidé pécuniairement Fichte, au moment où celui-ci faisait ses études à l’école de Pforta. Dans tous les cas nous le voyons consacrer ses loisirs, à Tennstedt, à partir de 1794 ou 1795, à une étude soutenue et approfondie du Système de la science. Un important Cahier d’extraits nous montre qu’il a réellement fait effort pour pénétrer la pensée de Fichte et la traduire dans son langage à lui. Et nous constatons en effet que certains éléments fondamentaux de la philosophie de Novalis, en particulier sa théorie de l’imagination créatrice et sa notion de l’intuition intellectuelle, sont manifestement inspirés de Fichte. Aussi bien Novalis proclame-t-il hautement ce qu’il lui doit. « C’est lui, écrit-il à Schlegel le 8 juillet 1796, qui m’a réveillé et qui, indirectement, entretient mon ardeur ». Et dans ses Fragments, il déclare que Fichte fait partie avec Baader, Schelling, Hülsen et Schlegel du « Directoire philosophique de l’Allemagne » : il en est le président et le « gardien de la constitution ».

Et pourtant rien ne serait plus faux que de voir en Hardenberg, un disciple immédiat de Fichte et de chercher dans les Fragments un système offrant des analogies avec le Système de la science. Entre un fanatique du système et de la logique comme Fichte et un impressionniste mystique comme Novalis, il y a, nous l’avons déjà noté, une radicale opposition de tempéraments. Et Novalis avait conscience de cette opposition : il se sentait rebuté en particulier par l’insuffisance du sens mystique et de l’instinct artistique chez Fichte. Il lui arrivait d’écrire à Schlegel : « Fichte est le penseur le plus dangereux que je connaisse : il vous retient comme en un cercle magique ». Il concédait bien que l’auteur du Système de la Science était peut-être « l’inventeur d’une manière toute nouvelle de penser ». Mais il estimait que l’inventeur n’était peut-être pas, sur son propre instrument, le virtuose le plus parfait qu’on pût rêver. Et il admettait « qu’il y aura des hommes qui sauront beaucoup mieux fichtiser que Fichte ». Lui-même se comptait certainement au nombre de ceux là. Il n’est rien moins, en effet, qu’un disciple docile de Fichte. Lorsque, au sortir de Fichte, on aborde Novalis, on s’aperçoit bien vite qu’il a fait subir à la pensée du grand philosophe idéaliste des déformations capitales. Il emploie sa terminologie, mais en la détournant du sens très précis qu’elle a chez lui. Il parle bien, comme lui, du « moi », de « l’imagination créatrice », de « l’intuition intellectuelle » mais dès qu’on creuse le sens de ces expressions, on remarque que ces termes ne signifient pas, sous sa plume, la même chose que sous celle de Fichte. Il est fichtéen en apparence. Mais en dépit des quelques formules qu’il emprunte au Système de la Science, c’est toujours sa pensée qu’il suit et cette pensée n’a pas grand chose de commun, nous le verrons plus loin, avec celle de Fichte.

De même que Novalis a lu de près les ouvrages de Fichte, il a étudié avec grand soin aussi — ses cahiers d’extraits en font foi — l’œuvre entière de Hemsterhuys qui devient de bonne heure un de ses auteurs favoris. Ce qu’il aimait chez ce disciple de Rousseau qui défendait contre la tyrannie exclusive de l’intelligence la cause du sentiment et de la conscience morale, chez cet esthète peu enclin aux hautes spéculations métaphysiques, épris de culture antique et développant volontiers ses idées sous forme de dialogues platoniciens, c’était un idéalisme moral et mystique opposé soit au matérialisme des Encyclopédistes soit à l’intellectualisme des rationalistes.

Il lui savait gré de professer que l’organe supérieur de l’homme n’est pas l’intelligence, mais une faculté d’une nature plus haute, l’organe moral, par qui Dieu, l’âme, le bien, la vérité nous sont révélés. Cet organe moral n’est pas seulement, pour Hemsterhuys, un témoin passif de notre vie intérieure, qui nous révèle l’existence d’âmes semblables à la nôtre, de l’être parfait ou Dieu, et nous fait acquérir par contre-coup la connaissance de notre propre âme et des émotions dont elle est susceptible. Il est en même temps conscience morale, il est la révélation de notre nature divine attirée par une sympathie irrésistible vers le bien, la justice, Dieu et s’irritant contre tout obstacle qui l’arrête. Il est « le germe de la perfectibilité infinie, le germe aussi de l’homogénéité qui existe entre l’âme et la divinité ».

Et Novalis sympathisait aussi avec sa conception optimiste et mystique de l’évolution universelle. Hemsterhuys voyait en effet l’âge d’or à l’origine comme au terme du développement de l’humanité. Il croyait comme Rousseau que l’homme primitif était naturellement bon, doué de facultés plus puissantes, d’une intelligence plus déliée, d’organes plus souples et plus aiguisés, d’un organe moral, surtout, plus vigoureux et plus fin que le civilisé. Il admettait que l’évolution normale avait été, dans la suite, troublée par un cataclysme cosmique, par un choc de la lune et de la terre, qui avait bouleversé tout notre univers, détruit l’harmonie et l’équilibre dans la nature extérieure, comme dans la nature humaine, relâché les liens de sympathie qui enchaînent les hommes les uns aux autres. Mais il était convaincu que cet état de désharmonie n’était pas définitif. Et il se plaisait à faire, dans son Aristée, une brillante description du retour de l’âme humaine vers Dieu. Il montrait comment, se dégageant peu à peu de la matière, elle remonte jusqu’au principe divin dont elle est issue, comment elle aspire à la vérité et la sainteté, comment ses facultés fécondées par les rayons divins se subliment graduellement, comment le péché et le mal disparaissent, comment l’âme acquiert peu à peu des organes nouveaux et devient toujours plus semblable à Dieu, comment la mort même accélère cette évolution vers la perfection. Nous retrouverons la plupart de ces idées chez Novalis. Elles expliquent qu’il se soit senti attiré de bonne heure par un penseur qui, comme Platon et les mystiques, enseignait le retour de l’âme vers la pureté et la sainteté de la vie divine.

Mais ce n’est pas seulement par la spéculation métaphysique et mystique que Novalis s’efforce de déchiffrer l’énigme du monde. Il ne lui suffit pas, comme il dit de Fichte, de « réaliser l’idée d’un système de la pensée. » Il cherche à se faire également un système de la nature. En même temps que philosophe il est homme de science ; et nous avons à voir maintenant, comment l’effort scientique vient s’ajouter et se combiner, chez lui, à l’effort proprement philosophique.

IV

Les dernières années du xviiie siècle sont une époque critique singulièrement intéressante dans l’histoire des sciences.

Les découvertes merveilleuses des Lavoisier, Scheele, Priestley, Galvani, Volta, sont le signal d’une véritable révolution des idées régnantes, non pas seulement en chimie mais dans l’ensemble des sciences physiques et naturelles. « La constitution de la matière, écrit Berthelot, a été établie sur des conceptions nouvelles : la vieille doctrine des quatre éléments qui régnait depuis le temps des philosophes grecs, est tombée. La composition de deux d’entre eux, l’air et l’eau, regardés comme simples, a été démontrée par l’analyse. La terre, élément unique et confus, a été remplacé par la multitude empirique de nos corps simples, définis avec précision. Le feu lui-même a changé de caractère : il a cessé d’être envisagé comme une substance particulière. Enfin les savants, et les philosophes à leur suite, ont reconnus entre les matières qui servent de support au feu, une distinction capitale et qui s’est étendue aussitôt à la nature entière, celle des corps pondérables, soumis à l’emploi de la balance, et celle des fluides impondérables, qui y échappent. — La confusion qui avait régné jusque là entre ces divers ordres de matières et de phénomènes ayant cessé, une lumière soudaine s’est répandue sur toutes les branches de la philosophie naturelle et les notions mêmes de la métaphysique abstraite en ont été changées. Dans un ordre plus spécial, la composition élémentaire des êtres vivants, auparavant ignorée, a été révélée, ainsi que leurs relations véritables avec l’atmosphère qui les entoure ; les conséquences les plus graves pour la physiologie, pour la médecine, pour l’hygiène aussi bien que pour l’industrie, ont découlé de ces nouvelles prémisses[1]. »

Le foyer principal du mouvement était la France et l’Angleterre. Mais l’Allemagne elle aussi fut rapidement gagnée, et les travaux de Richter, d’Alexandre de Humboldt, de Reil, de Ritter, de Werner, etc., montrent l’intérêt profond et actif que la génération romantique prenait à la révolution scientifique qui était en train de développer ses conséquences.

Le progrès s’accomplit, semble-t-il, simultanément dans deux directions : dans le sens de l’expérimentation, d’une part, dans le sens de la construction théorique de l’autre.

Il est clair, d’abord, que l’étude directe des faits et de la réalité concrète tend, vers ce moment, à se substituer aux spéculations rationnelles et abstraites en honneur à l’époque précédente. On sait que l’un des mérites essentiels de Lavoisier a été d’introduire dans les recherches chimiques une méthode expérimentale absolument rigoureuse, d’exiger toujours la détermination précise du poids des substances sur lesquelles portent les expériences, de montrer dans la balance l’auxiliaire indispensable et constant du chimiste. Or ces mêmes tendances se retrouvent chez les savants allemands. Le principal titre de gloire du géologue Werner, c’est d’avoir réagi contre les tendances spéculatives qui régnaient jusqu’alors en histoire naturelle et dont Buffon apparaît comme le représentant typique, d’avoir donné à cette science une base strictement expérimentale, d’avoir exactement délimité son objet. Collectionneur passionné, il possédait la perception subtile des formes, des nuances, des analogies ; et dans les collections merveilleuses qu’il avait réunies à Freiberg, il s’était attaché à grouper méthodiquement des séries de spécimens du même minéral, de manière à ce que le visiteur pût embrasser d’un coup d’œil l’ensemble des variations qu’il présentait et juger de la place qu’il occupait dans le monde des espèces géologiques. Le grand physicien romantique Ritter est, de même, loué aujourd’hui par ses apologistes pour son exceptionnelle virtuosité dans l’observation scientifique, pour son inlassable patience à répéter et varier les expériences, pour l’exacte objectivité avec laquelle il décrit ce qu’il a vu.

Mais en même temps que s’affine le sens de l’observation et que se perfectionne la technique de l’expérimentation, on voit aussi croître chez les chercheurs la conscience de la haute portée philosophique des questions qui se débattent dans leurs laboratoires ou leurs cliniques. Le grand problème qui passionne à ce moment le monde savant, est la recherche d’une interprétation une et cohérente de l’ensemble des phénomènes naturels.

Pour les sciences inorganiques on entrevoit déjà le moment où le but sera atteint. L’explication mécaniste fortifiée et complétée par les découvertes les plus récentes, est acceptée d’une manière générale et paraît sur presque tous les points, donner satisfaction à l’esprit. Les éléments constitutifs du monde physique sont conçus, dans cette hypothèse, comme des molécules infiniment petites ou atomes, identiques les unes aux autres, sans qualification spécifique et qui par leurs mouvements ou leur équilibre constituent l’univers. À leur tour le mouvement et l’équilibre sont expliqués en dernier ressort comme les effets d’une force absolue capable d’agir à distance. L’interprétation mécaniste semble pour l’instant fournir une explication plausible de presque tous les phénomènes du monde physique. Seul, un petit groupe de faits imparfaitement connus encore et qui excite la curiosité passionnée des chercheurs, le magnétisme, l’électricité, le galvanisme semble provisoirement encore assez malaisé à rattacher à la conception atomistique. Et l’on commence à se demander çà et là, s’il ne conviendrait pas d’opposer à l’hypothèse « mécaniste » et atomistique une hypothèse « organique » et dynamique, si, après avoir essayé d’imaginer l’univers comme un prodigieux mécanisme, il ne faudrait pas tenter de l’interpréter comme un immense organisme.

Entre le domaine des sciences inorganiques et celui des sciences organiques il semble, pour l’instant, exister une séparation à peu près complète. Tandis que, dans les unes, l’interprétation mécaniste tend à prévaloir, il n’en est pas de même dans les autres. La conception que l’on se fait à ce moment de l’organisme vivant n’est pas, en général, conforme à l’hypothèse atomistique. On tient un organisme pour autre chose qu’un simple agrégat d’atomes originairement pareils et isolés les uns des autres. Les éléments primitifs dont il se compose sont regardés comme doués de caractères spécifiques et distinctifs, d’énergies immanentes dont l’action continue et cordonnée, explique les modifications et les mouvements de l’organisme. Cette tendance se marque particulièrement, en médecine par exemple, dans le développement que prend, en France d’abord, puis aussi en Allemagne, la théorie vitaliste qui statue l’existence, au sein de l’organisme humain, d’un principe spécifique, d’un nisus formativus qui règle le fonctionnement des forces mécaniques dans le corps et détermine l’évolution entière de l’organisme, depuis le moment de la conception jusqu’au moment de la dissolution. Et c’est sur l’hypothèse vitaliste que se fondent d’une part la doctrine de l’homéopathie, d’autre part la théorie de Mesmer, sur le magnétisme animal. D’une manière générale, dans les sciences naturelles comme d’ailleurs aussi dans les sciences historiques, la notion d’organisme est, de façon toujours plus consciente, opposée à la notion de mécanisme. L’organique et l’inorganique demeurent donc pour la science du temps, deux domaines nettement distincts, régis par des principes opposés. Mais le besoin d’une interprétation unitaire du monde ne s’en affirme pas moins avec une grande intensité chez un grand nombre de chercheurs. Au nom du principe d’unité, des voix s’élèvent de toute part pour protester contre l’idée d’une différence fondamentale et irréductible entre la nature vivante et la nature inanimée. Et de toute part aussi on cherche à mettre fin à un dualisme contre lequel proteste la raison, à établir une liaison entre les deux domaines qui jusqu’alors semblaient séparés par une barrière infranchissable.

Cet effort spéculatif vers une explication unitaire de la nature est plus particulièrement intense en Allemagne. Les grandes découvertes scientifiques passionnent le public du temps, non pas seulement parce qu’elles augmentent le trésor de nos connaissances positives, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elles fournissent des matériaux précieux en vue d’une interprétation d’ensemble systématique de l’univers. Chez les savants allemands l’intérêt pour la science positive s’allie constamment à l’intérêt pour la spéculation et la théorie. L’expérimentateur se double volontiers, chez eux, d’un philosophe ou d’un théosophe. C’est ainsi que Werner est, en même temps qu’un géologue de réputation européenne, un mystique qui porte aux pierres qu’il collectionne une affection candide, s’efforce de mettre ses théories d’accord avec le récit biblique de la Genèse et rassemble des matériaux en vue d’un dictionnaire universel des étymologies, parce qu’il pressent de secrètes analogies entre la science grammaticale du Verbe, « cette minéralogie du langage », et la structure de la Nature. — De même Ritter, l’infatigable expérimentateur, s’enthousiasme pour une conception unitaire de l’univers, rêve d’une âme du Monde dont il croit découvrir les manifestations dans les phénomènes du galvanisme, développe l’idée d’une biologie cosmique qui donnerait une interprétation « organique » du monde, évoque en termes lyriques l’image de l’Animal-Univers dont les corps célestes et les règnes de la nature constitueraient les organes, parle en un langage sibyllin d’une physique supérieure dont la révélation se fait non par la « tête », mais par le « cœur », et groupe autour de lui une petite secte théosophique où l’on expérimente le magnétisme animal, la télépathie, la communication de la pensée, etc. — On ne s’étonnera pas si, dans ces conditions, la spéculation tend peu à peu en Allemagne à prendre le pas sur l’empirisme. Chez un esprit sain et harmonieux comme celui de Gœthe, l’équilibre contre la spéculation et l’empirisme, entre l’expérimentation rigoureuse et l’intuition géniale, entre le sens de la réalité et le goût des vastes généralisations philosophiques est à peu près parfait. Il tend a se rompre chez les « philosophes de la nature » qui viennent après lui et chez qui les problèmes de pure spéculation, l’esprit de système ou la rêverie mystique l’emportent de plus en plus sur l’observation directe de la simple réalité et sur les expériences minutieuses du laboratoire.

Hardenberg a exactement connu et suivi de près le mouvement scientifique. Et l’on peut affirmer sans hésitation aucune, que, de par ses études et sa formation intellectuelle, il est bien plutôt un homme de science et un naturaliste qu’un philosophe.

Il possédait, d’abord, des connaissances mathématiques assez étendues, acquises soit peut-être déjà à Leipzig où il a pu entendre, pendant ses années d’université, le maître le plus réputé de l’analyse mathématique, Hindenburg, soit plus tard à Tennstedt et surtout à l’académie de Freiberg. Le catalogue de sa bibliothèque qui contient un grand nombre d’ouvrages de mathématiques est un indice positif de l’intérêt qu’il portait à ces questions.

En physique et chimie aussi, ses études ont été poussées assez loin. Il aura sans doute commencé à Leipzig son apprentissage en suivant quelques cours de science élémentaires. Pendant son séjour à Tennstedt, vers 1795, il acquiert des notions plus précises de chimie : nous le voyons apprendre la technologie du sel sous la direction de Wiegleb, dont il mérite les louanges par sa rapide intelligence et son application. Il complète ensuite son instruction à Freiberg. Vers la même époque il se lie d’amitié à Iéna, avec le physicien Ritter, sans que nous puissions d’ailleurs savoir avec certitude s’il a fait sa connaissance après la lecture de son premier travail scientifique, ou si la connaissance personnelle a précédé la lecture. Il est, dans ces conditions, assez difficile de mesurer l’influence réciproque qu’ont exercée l’un sur l’autre les deux amis et de faire le départ entre les idées que Novalis a empruntées à Ritter et celles qu’il a pu lui communiquer. Mais il est certain qu’ils ont été intimement liés peut-être déjà en 1797, en tout cas en 1798, et que si cette amitié subit une éclipse en 1799 et 1800, elle se renoua pendant la dernière année de la vie de Novalis. On voit sans qu’il soit besoin d’insister, de quelle importance a été, pour la formation scientifique de Hardenberg la fréquentation assidue et familière du génial physicien.

Entre temps Novalis s’assimile également des notions de médecine. Son intérêt pour ces questions s’éveille tout naturellement lors de la maladie de sa fiancée, au moment où Sophie est traitée à Iéna dans la clinique du docteur Starck. Vers ce moment (1796) ou peut être seulement un peu plus tard (fin 1797), il est attiré par les théories du médecin écossais Brown dont les idées avaient été discutées par Starck dans un ouvrage qui s’est retrouvé dans la bibliothèque de Novalis. Brown voyait dans l’excitabilité du système musculaire la propriété fondamentale de tous les êtres organisés et expliquait toutes les maladies par l’excès, ou l’insuffisance de stimulation, c’est-à-dire par la sthénie ou l’asthénie, Novalis adopte cette théorie qui joue dès lors un rôle assez important dans ses fragments. Il ne borne d’ailleurs pas ses études à la lecture du seul Brown : le catalogue de sa bibliothèque indique qu’il a dû faire des lectures médicales assez nombreuses, et que, dans cet ordre de connaissances aussi, il a cherché à se renseigner avec précision.

Mais c’est la géologie surtout qu’il étudie d’une manière particulièrement approfondie. Comme futur directeur de salines, il lui était en effet indispensable d’acquérir dans cette branche de la science des connaissances théoriques et pratiques solides. Déjà le catalogue de sa bibliothèque où figurent un très grand nombre d’ouvrages spéciaux sur la minéralogie ou sur l’industrie du sel, montre la conscience avec laquelle il s’est mis au courant des recherches concernant sa spécialité. C’est d’ailleurs surtout à l’Académie de Freiberg où il séjourne de 1797 à 1799, qu’il s’est initié à la géologie. Il y suit en effet l’enseignement de Werner et se prend pour ce maître hors ligne d’un profond enthousiasme. Il ressent pour son caractère et sa personnalité une chaude sympathie ; il admire son merveilleux « coup d’œil divinatoire » et adopte avec ardeur ses théories neptunistes et jusqu’à ses erreurs mêmes, comme sa théorie anti-volcanique du basalte ou sa classification du diamant parmi les silex. Surtout il révère en lui un type supérieur de savant et d’ami de la nature. Il a tracé dans le Disciple à Saïs le portrait du chercheur véritablement doué du « génie de la nature », qui ne violente pas la nature, qui ne la martyrise pas pour lui arracher ses secrets, mais qui sait déchiffrer avec patience et amour le sens profond de ses œuvres, qui la comprend non seulement par l’intelligence mais aussi par le cœur, qui est en même temps observateur et artiste. C’est manifestement Werner qui lui a servi de modèle pour cette description.

En même temps que Novalis étudie les sciences positives, il se plonge avec ardeur dans les spéculations sur les sciences naturelles qui commencent à fleurir en Allemagne à ce moment. En 1797 il lit la Philosophie de la Nature de Schelling, un peu plus tard son Âme du monde et ses Idées. Entre temps il fait, au cours d’un voyage à Freiberg, la connaissance personnelle du philosophe à Leipzig. En 1798 il lit les œuvres de Baader qu’il vante comme un esprit doué d’une rare puissance de synthèse et comme un authentique poète. La même année il s’intéresse aussi aux théories de Hülsen qu’il est heureux de voir fraterniser avec Frédéric Schlegel. Il a donc exactement connu les théories de la philosophie de la Nature et elles ont fait impression sur lui. Schelling en particulier lui inspire la plus vive admiration : il constate la puissance de son intelligence et la précision de sa pensée, il vante sa tendance universaliste, sa force de rayonnement, son instinct poétique, son aptitude à pressentir les vérités les plus hautes. Il n’est pas sûr, toutefois, que l’influence positive exercée par Schelling sur Hardenberg, soit très considérable. Ils se sont rencontrés à un moment où les grandes lignes de la philosophie de Novalis étaient déjà fixées dans son esprit. Et s’il est aisé de noter entre leurs conceptions de nombreuses analogies, il est à peu près impossible de préciser, dans un grand nombre de cas, lequel des deux a eu le premier telle idée et l’a communiquée à l’autre, ou si l’un et l’autre ne l’ont pas puisée dans le milieu ambiant. Ils se rencontrent, par exemple, dans un amour pareil pour la nature. Alors que le non-moi n’est aux yeux d’un intellectuel et d’un moraliste comme Fichte qu’une réalité de second ordre et n’offre d’intérêt pour lui que comme la condition nécessaire de l’activité morale du moi, Schelling et Novalis sont d’accord pour aimer la nature en elle-même et pour elle-même. Ils admettent l’un et l’autre l’identité de la Nature et de l’Esprit qui sont les deux modes par lesquels l’Absolu se manifeste. Ils statuent l’un et l’autre un organisme universel et une âme du monde. Et Novalis souscrit de tout cœur à cette pensée de Schelling, que « la Nature doit être l’Esprit visible, l’Esprit la Nature invisible ». Mais il ne faudrait pas conclure de ces rapprochements que l’un des deux penseurs doive ces idées à l’autre. Ils ont pu y arriver chacun de son côté en utilisant les découvertes récentes des sciences naturelles et les écrits néoplatoniciens ou théosophiques anciens ou modernes, qu’ils connaissaient l’un comme l’autre.

Il apparaît bien, au total, que l’étude scientifique de la nature a été le grand intérêt de la vie de Novalis et le but principal de ses efforts. Nous reconnaîtrons volontiers qu’il n’a guère été, en matière de science qu’un dilettante, comme le lui reprochait Schelling. Mais nous devons constater aussi que, du moins, il a été mieux qu’un simple amateur superficiellement informé des résultats généraux des sciences, que, dans une spécialité définie, la géologie et l’industrie du sel, il a reçu une instruction technique solide et complète, et que dans un domaine étendu des sciences mathématiques et naturelles, il s’est mis au courant des discussions contemporaines soit par des lectures, soit par des conversations avec quelques-uns des savants les plus autorisés de son temps. Il a donc éprouvé personnellement les joies que procure le savoir positif ; il a subi la contagion de cette effervescence intellectuelle provoquée par les grandes découvertes scientifiques de la fin du siècle ; il s’est associé aux espérances exaltées que suscitaient, pour l’avenir, les progrès accomplis. Instruit des travaux contemporains qui établissaient des analogies insoupçonnées entre des séries de phénomènes qui semblaient jadis spécifiquement distincts, entre la combustion et la respiration, entre les vibrations lumineuses, calorifiques et électriques, entre les phénomènes électriques et chimiques, entre l’électricité et le magnétisme, etc., il a vu s’évanouir peu à peu l’antique dualisme, la vieille opposition entre l’organique et l’inorganique, il a été saisi lui aussi de cet enthousiasme « unitaire », qui enflammait nombre de savants de son temps.

Ainsi nous le voyons reconnaître avec Ritter que « entre la nature vivante et la nature soi disant morte, il n’y a d’autre différence que celle-ci : dans la partie inorganique de notre planète qui est en quelque sorte l’organisme à l’état cryptogame, se trouve emprisonné sous forme d’éternel bourgeon ce qui, dans le règne organique, sous l’action d’un soleil supérieur, s’épanouit en une floraison plus belle. La fleur et le bourgeon sont de la même substance et tous deux sont issus du même sol ». Il entrevoit avec Humboldt, Reil, Ritter, Goethe, l’unité grandiose de la nature, l’action universelle d’une loi unique. Il conçoit avec Goethe la possibilité d’expliquer la prodigieuse variété du monde organique par une évolution allant du simple au complexe, de montrer que toutes les espèces végétales et animales peuvent s’expliquer comme des variantes toujours plus différenciées d’un type primordial unique. Il s’enthousiasme pour l’hypothèse qui interprète l’Univers comme un gigantesque organisme, comme un système de forces qui se conditionnent réciproquement, où chaque organisme individuel, chaque système particulier, est en même temps aussi une partie de ce système supérieur parfait et organique : la Nature. Nul doute que Novalis ne se soit associé de tout cœur à l’hymne lyrique que, au terme de son premier travail sur le galvanisme, Ritter entonnait en l’honneur de cet organisme universel. La Nature, concluait le grand physicien, est l’idéal de tous les êtres organisés, elle forme un tout complet, absolu, éternel. Les corps célestes sont ses globules sanguins, les voies lactées ses muscles et l’éther céleste le fluide qui parcourt ses nerfs. Dans cet organisme intégral se retrouvent toutes les activités dont le jeu s’observe dans les organismes particuliers. « Où y a-t-il un soleil, où y a-t-il un atome qui ne soit pas une partie, qui n’appartienne à ce Tout organique qui ne vit à aucune époque, mais qui comprend en lui toutes les époques ? Que devient donc alors la différence entre les parties de l’animal et de la plante, entre le métal, la pierre ? Ne sont-ils pas tous des parties du grand Animal-Univers, de la Nature » !

V

Esprit à la fois scientifique et mystique, Novalis, enfin, a été attiré par une doctrine où précisément, la curiosité passionnée de la nature s’alliait de façon bizarre avec la religiosité mystique et la spéculation métaphysique, je veux dire le pandynamisme des théosophes, magiciens et alchimistes de l’époque de la Renaissance.

Ces penseurs concevaient derrière l’univers visible un monde d’énergies spirituelles qui exerçaient sur cet univers une influence prépondérante. Ces énergies, à leur tour, dépendaient toutes de la force centrale qui donnait l’impulsion et la direction à toutes les autres, c’est-à-dire de Dieu. L’homme avide de puissance devait donc s’efforcer de se concilier les énergies supérieures afin de commander » par leur intermédiaire, aux forces inférieures ; il devait, par suite, tâcher de pénétrer, par delà le monde des phénomènes, jusqu’au monde spirituel ou jusqu’à Dieu. Or pour cela, il pouvait recourir, d’une part, aux artifices de l’alchimie, de l’astrologie, de la magie qui le mettaient en rapport avec le monde des Esprits, ou, d’autre part, s’élever par l’intuition mystique jusqu’à Dieu. Enfin la théorie platonicienne des idées et les spéculations cosmologiques des néoplatoniciens permettaient d’expliquer à l’aide d’ingénieuses considérations philosophiques ou mythologiques, comment le monde des phénomènes avait jailli du sein de l’unité divine.

On sait comment le pandynamisme néo-platonicien, après avoir pris naissance en Italie et s’y être brillamment développé au xve et au xvie siècle, pénètre aussi en Allemagne, trouve en Paracelse et van Helmont ses représentants les plus connus, aboutit au début du xviie siècle à la théosophie de Bœhme, pour battre ensuite en retraite devant les progrès de l’esprit positif et du rationalisme. Au xviiie siècle, les idées pandynamistes se perpétuent toujours encore dans le peuple à l’état de croyances à la magie et au surnaturel. Sous cette forme elles se maintiennent opiniâtrement. Dans les dernières années du xviiie siècle, on voit surgir tout une littérature rationaliste destinée à dévoiler les tours de passe-passe des imposteurs et à expliquer comme « magie dévoilée » les miracles qu’ils accomplissaient. Bien entendu le succès de ces honnêtes traités est des plus médiocres. Les charlatans pullulent plus que jamais, trouvent des dupes dans toutes les classes de la société ; et le goût du surnaturel, depuis les expériences mystiques jusqu’aux vulgaires histoires de revenants fleurit de plus belle au début de la période romantique.

Hardenberg, de par son éducation piétiste et sa constitution psychique même, devait se sentir attiré, d’abord, par l’un des éléments essentiels de cette philosophie de la Renaissance, par l’élément néoplatonicien et mystique. Nous savons, en effet, que le retour à la piété mystique de l’époque ancienne est une des tendances fondamentales du piétisme qui s’oppose nettement à l’intellectualisme rationaliste. Et nous avons constaté, d’autre part, la présence, chez Novalis, d’un instinct mystique tout à fait spontané et profond.

Tout jeune, il se sent attiré vers Platon qu’il ne connaît sans doute d’abord qu’à travers Hemsterhuys, mais qu’il aura vraisemblablement étudié dans la suite d’une façon plus approfondie. Nous savons dans tous les cas qu’il le tient pour l’inspirateur de Plotin et l’ancêtre de tout le mysticisme par sa théorie des idées. — Autant que par Platon, il se sent attiré par Plotin en qui il voit un précurseur de l’idéalisme de Kant et de Fichte, et qu’il salue comme le penseur qui a pénétré le plus avant dans le temple de la Nature. — Par Tieck, enfin, il est initié pendant l’été de 1799, à la connaissance de Bœhme, qu’il étudie avec attention et respect. Il l’a connu trop tard, sans doute, pour avoir reçu de lui une empreinte profonde. Les nombreuses analogies qu’on a relevées entre Bœhme et lui s’expliquent sans peine par le fait que Novalis connaissait la littérature mystique ou théosophique dont Bœhme s’était inspiré ou qu’il avait inspirée lui-même. C’est dans Ofterdingen seulement que l’on peut observer des traces d’une influence directe exercée par Bœhme.

Mais Novalis n’a pas été attiré seulement par les mystiques et théosophes en qui il sentait des natures de même essence que la sienne. Il a éprouvé aussi un intérêt très vif pour tout ce qui touche à la magie ; il a suivi avec une évidente sympathie tous les efforts de l’homme, se mettre en relations avec cette sphère des Esprits que le pandynamisme rêvait derrière le monde visible.

De bonne heure, sans doute, il a parcouru la littérature des alchimistes, des théosophes et des spirites. Sans aucun doute aussi, la mort de sa fiancée et son désir passionné de rester en communion spirituelle avec elle, a dû aviver chez lui l’intérêt pour ces spéculations. Nous savons, dans tous les cas, par son Journal, que, pendant l’été de 1797, il lit « de vieux papiers alchimiques ». L’année suivante, il annonce à son ami Frédéric Schlegel qu’on trouvera dans ses papiers « beaucoup de théosophie et d’alchimie ». Vers 1798, au cours de son intimité avec Ritter, il a certainement pris part aux expériences magnétiques et spirites, pratiquées par les adeptes du jeune physicien. Pendant l’été de cette même année, il s’absorbe à nouveau dans la littérature alchimique et cabbalistique et se fait envoyer d’Iéna les œuvres des disciples de Paracelse, van Helmont et Fludd. Il était évidemment aussi au courant des théories de Mesmer et de ses cures magnétiques. Il connaissait les « Unions désorganisatrices » dont parle Jean Paul dans la Loge invisible, où l’on s’entraînait à l’extase somnambulique. Il s’intéressait à Lavater et a sûrement connu ses Vues sur l’Éternité où le prophète Zurichois racontait les merveilles les plus prodigieuses sur les facultés corporelles et spirituelles de l’homme régénéré, et prévoyait le temps où l’homme, par un simple acte de volonté, deviendrait capable de restaurer des membres perdus, d’organiser des plantes, d’appeler à la vie des animaux ou même des êtres humains ! Dès l’été de 1798, on constatait, dans le cercle de Schlegel, que Novalis avait pris l’aspect d’un visionnaire. « Son visage s’est allongé, écrivait Frédéric à Schleiermacher, et il se dresse comme la Fiancée de Corinthe au-dessus de la couche terrestre. De plus, il a tout à fait le regard d’un visionnaire avec un éclat terne et fixe ».

Nul doute, en définitive, que Hardenberg n’ait étudié avec une curiosité passionnée cet ensemble de phénomènes et de doctrines qui tendent à établir des relations mystérieuses entre l’homme et un monde spirituel supra terrestre. Il n’y a là rien qui puisse nous étonner, puisque nombre de ses contemporains les plus illustres — et je ne parle pas seulement d’exaltés comme Lavater, Jung Stilling, Hippel ou Zacharias Werner, mais d’esprit pondérés comme Gœthe, Herder ou Jean Paul, partageaient cet intérêt. Constatons simplement qu’il y a là, chez Hardenberg, autre chose qu’une fantaisie d’érudit, une mode passagère ou une concession au goût du temps pour le surnaturel et les superstitions populaires. De même que, en vertu de son tempérament de mystique, il était convaincu de la possibilité d’une union de l’âme avec Dieu, il était convaincu aussi que l’homme n’est pas rigoureusement confiné dans son individualité, mais que, par les racines de son moi, il plonge dans un monde supérieur avec lequel il peut, sous de certaines conditions, entrer en communication. De là, l’attention qu’il prête à tout ce qui, dans le présent ou dans le passé, lui paraît de nature à confirmer cette conviction. De là aussi le rôle que — nous le verrons tout à l’heure — la « magie » joue dans sa doctrine.

Ayant ainsi passé en revue les sources principales où s’est alimentée la pensée de Hardenberg, le mysticisme, le christianisme, l’idéalisme philosophique, la science de la nature, le pandynamisme et la magie — nous passons à l’étude de sa doctrine elle-même.


  1. Berthelot. La Révolution chimique, Lavoisier, Paris, 1890. Cité par Spenlé, Novalis, p. 198 s.