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Novalis (Lichterberger)/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Bloud et Cie (p. 132-178).

CHAPITRE V


LA DOCTRINE PHILOSOPHIQUE ET
RELIGIEUSE DE NOVALIS

I

Novalis n’a jamais exposé ses idées philosophiques ou religieuses sous une forme méthodique et suivie. L’Encyclopédie qu’il projetait d’écrire est restée à l’état d’ébauche informe. Toute sa vie il n’a fait que jeter sur le papier des fragments, des esquisses, des notes, qu’il accumulait au hasard sans se préoccuper ni de les coordonner ni de les classer, et qu’il considérait comme des matériaux pour des œuvres futures. De ces cahiers d’études, Hardenberg n’a tiré lui-même que trois petits recueils de pensées, Poudre d’étamines, Fleurs, Foi et Amour, qui ont paru de son vivant, soit dans l’Athenæum, de Schlegel, soit dans les Annales de la monarchie prussienne. Après sa mort, un recueil de fragments, choisis tout à fait arbitrairement par Frédéric Schlegel et groupés par Tieck, a paru dans l’édition de ses Œuvres (1802). Un second recueil de fragments, destiné à compléter le premier, a été donné en 1846 par E. de Bülow comme tome III des Œuvres. D’autres pensées ou esquisses, ont été publiées par les éditeurs modernes, Meissner, Heilborn, Bruno Wille, Minor. En réalité aujourd’hui encore, nous ne possédons pas une bonne édition critique des fragments. Et l’on peut se demander si même il sera jamais possible de les publier sous une forme tout à fait satisfaisante.

Les papiers de Novalis sont aujourd’hui conservés à peu près intégralement dans les archives familiales des barons de Hardenberg, à Ober-Wiederstedt. Ce sont des cahiers d’études et des feuillets détachés, où Novalis transcrivait pêle-mêle, au hasard de ses méditations ou de ses lectures, soit des réflexions personnelles, soit des citations des auteurs qu’il étudiait. Le poète lui-même n’a jamais trouvé le temps de mettre de l’ordre dans ces notes. Après sa mort, la masse des papiers posthumes a été classée tout à fait arbitrairement par un arrangeur demeuré inconnu, qui a, tant bien que mal, rapproché les uns des autres les fragments se rapportant au même sujet, et les a ensuite reliés en cahiers ou groupés dans des portefeuilles contenant des feuilles volantes. Mais ce travail hâtif et souvent tout à fait défectueux, ne repose sur aucun principe critique et ne peut, en aucune façon, servir de base à une édition moderne. Un triage méthodique reste encore à faire. Or, le classement chronologique des fragments semble, pour l’instant du moins, tout à fait incertain. On n’est même pas sûr d’avoir pu faire un départ absolument rigoureux entre les pensées originales et les extraits d’auteurs divers : le dernier éditeur de Novalis confesse bravement que des citations non identifiées peuvent fort bien, aujourd’hui encore, se trouver mélangées aux fragments originaux de Hardenberg. On voit que, dans ces conditions, une étude des Fragments et par conséquent de la pensée de Novalis est, pour l’instant, une entreprise assez hasardeuse et ne peut mener qu’à des résultats quelque peu provisoires.

On peut se demander, d’autre part, si, lorsqu’on tente de grouper ces fragments en un système, en un corps de doctrines on ne risque pas d’altérer ou même de fausser la pensée de l’auteur.

De ce que Novalis n’a jamais écrit que des fragments, on n’a pas le droit, sans doute, de conclure a priori que sa pensée elle-même manquait de cohésion et d’unité. Un philosophe peut écrire en aphorismes tout en pensant d’une manière systématique. Ce fut, croyons-nous, le cas de Nietzsche par exemple, dont la doctrine forme un ensemble beaucoup plus cohérent qu’on ne l’imagine communément et dont on est en droit de reconstruire le système, parce que ce système a existé virtuellement dans sa pensée. En est-il de même pour Novalis ? Le doute à cet égard est tout au moins permis. Les Fragments ne nous font pas voir du tout une doctrine logiquement ordonnée à la façon de Fichte, mais bien plutôt une philosophie en voie de formation. La pensée de Novalis se développe et se modifie sans cesse, à la suite de ses lectures, de ses correspondances ou de ses conversations avec ses amis romantiques, ou en vertu de son effort personnel de réflexion. C’est ainsi que, pour rappeler en deux mots les phases principales de son évolution, il se montre à nous d’abord comme un idéaliste épris de Platon, de Hemsterhuys, de Fichte, puis comme un naturaliste qui rivalise avec Ritter, Schelling et les philosophes de la nature, enfin comme un mystique qui, avec Schleiermacher et sous l’influence de Jacob Bœhme, élabore une philosophie de la religion. Puis Hardenberg ne philosophe pas seulement avec sa raison, mais encore et surtout avec son cœur et avec son imagination. Il nous apparaît comme un poète infiniment impressionnable, émotif et changeant, associé à un métaphysicien idéaliste, à un homme de science, un théosophe et un mystique chrétien. Le résultat de cette collaboration ne saurait être une construction dogmatique et doctrinale, mais une poussière d’aperçus variés, séduisants, brillants qui ouvrent de vastes perspectives à l’imagination ou illuminent de lueurs incertaines les profondeurs cachées du moi. À vouloir faire entrer de force dans les cadres d’un système ces aperçus dont chacun à sa vie propre, ne risque-t-on pas de présenter l’œuvre de Novalis sous un jour assez arbitraire et artificiel ?

Tout en sentant pleinement la force de cette objection, j’essaierai tout de même, dans les pages qui vont suivre, de dégager les grandes lignes de cette philosophie incertaine et fuyante. Je crois avoir assez mis en évidence la complexité et la mobilité de la personnalité de Novalis et la multiplicité des influences qui ont agi sur lui, pour ne pas risquer de donner à sa physionomie un aspect trop « unitaire », si je cherche à grouper quelques-uns de ses fragments les plus significatifs en un tout à peu près cohérent. Je ne me dissimule pas ce que cette tentative a de hasardeux. Le « système » que je présente n’embrasse pas, à beaucoup près, tout le champ de la pensée de Novalis. Il n’a nulle part, non plus, été exposé par Novalis sous la forme que je lui donne. Il serait aisé, en prenant un autre point de départ, d’édifier une construction fort différente de la mienne. Je ne crois pas, néanmoins que cette tentative de systématiser la pensée de notre essayiste soit tout à fait vaine. Si nous voulons nous orienter dans le chaos qui sont les Fragments, il faut à tout prix y mettre un certain ordre, même si cet ordre devait être quelque peu artificiel.

II

On désigne d’ordinaire par le terme d’idéalisme magique la conception de la vie à laquelle aboutit Novalis. Pour arriver à comprendre exactement le sens de cette formule, examinons d’abord comment Hardenberg définit l’idée naïvement réaliste et dualiste que l’homme se fait communément de lui-même et de l’univers.

Lorsque nous essayons de nous rendre compte de ce que nous sommes, nous commençons par nous définir : un esprit uni à un corps. Par son corps l’homme communique avec le monde extérieur, il est lui-même un morceau du monde extérieur envisagé comme la somme de tout ce qui peut faire impression sur notre sensibilité. Les organes des sens transmettent les impressions du monde extérieur à l’âme, où se fait la synthèse du monde des sens et du monde de l’esprit, où s’établit la communication entre ce qui est corps et ce qui est esprit en nous. Enfin le noyau central de notre être est spirituel, il est Esprit. L’homme est donc un système complexe qui se compose essentiellement de deux sphères l’une intérieure, l’Esprit, l’autre extérieure, le Corps, communiquant entre elles par deux anneaux intermédiaires, les organes des sens qui servent de trait d’union entre le corps et l’âme, l’âme qui établit le contact entre les sens et l’Esprit. Tout ce qui vient de la sphère du Corps nous apparaît comme nécessité : nous subissons les impressions extérieures comme quelque chose de fatal, qui se produit en nous indépendamment de notre volonté et sans que nous puissions y changer quoi que ce soit. La sphère du Corps est ainsi pour Novalis le domaine de la nécessité. En tant qu’Esprits, au contraire, nous sommes souverainement libres, indépendants de toute pression extérieure. C’est ce que Novalis exprime, dans sa phraséologie, en disant que la sphère de l’Esprit est le domaine du miracle. Tout ce qui provient de l’Esprit en vertu de son libre jeu, de son action arbitraire, tout ce qui n’est ni imposé du dehors par une fatalité que nous subissons, ni action calculée en vue d’une fin utilitaire, tout cela est, pour Novalis, « miraculeux ». Miraculeuses par conséquent les mathématiques jaillies à priori et en dehors de toute expérience de l’esprit humain. Miraculeuses toutes les actions morales désintéressées. Miraculeux le pouvoir de la foi. Miraculeux d’une manière générale tout acte libre et en particulier l’acte primordial par lequel le moi « se pose » lui-même dans sa liberté.

Si après avoir considéré l’homme, nous envisageons l’univers, nous retrouvons là aussi le dualisme que nous constations tout à l’heure. D’un côté la Nature, de l’autre l’Esprit. D’un côté le monde de la matière soumis à la nécessité, obéissant à des lois immuables. De l’autre côté le monde des Esprits, règne de la liberté et du « miracle ». L’homme peut être considéré comme une réduction de l’univers, un microcosme, ou l’univers comme un agrandissement illimité de l’homme, un « macroanthrope ». L’univers nous apparaît ainsi comme un immense organisme constitué par d’innombrables individus qui naissent, se développent et meurent, impliqué lui-même dans un perpétuel devenir. Entre ces individus que sépare la loi rigoureuse de l’individuation, pas de communication directe. Pas de communication directe non plus entre la sphère de la nature et celle des Esprits. L’une est entièrement déterminée, l’autre entièrement libre. La pensée ne peut exercer aucune action immédiate sur la nature, elle ne peut rien sur les fatalités qui gouvernent le monde des choses. Et les nécessités naturelles, inversement, sont sans prise sur l’inamissible liberté de l’Esprit.

Mais cette conception naïvement réaliste que les hommes se font communément du moi et de l’univers est, pour Novalis, purement illusoire. Illusion le dualisme et l’individuation. Il n’y a pas entre les individus de barrière immuable. Et surtout : il n’y a pas en face de l’Esprit une réalité de même importance, la Nature, distincte de l’Esprit et soustraite à son action. C’est là un mirage qu’il faut travailler à dissiper. L’Esprit et la Nature ou la Matière sont deux aspects complémentaires d’une seule et unique réalité. Cette réalité primordiale, Novalis la compare à une solution trouble. Lorsqu’une solution de ce genre se décompose on voit se déposer au fond du vase un précipité solide, tandis que, en même temps, le liquide qui subsiste devient plus clair : il se produit ainsi à la fois une précipitation et une clarification. On peut, d’une manière générale, dire que ces deux phénomènes, sont corrélatifs. Or, de même qu’il n’y a pas de précipitation sans clarification, ni de clarification sans précipitation, il n’y a pas d’Esprit sans matière ni de matière sans Esprit. L’effort de l’homme doit donc aller à redevenir conscient de l’unité fondamentale de l’Esprit et de la Nature, du monde de la liberté et du monde de la nécessité. Il faut qu’il sache transmuer le sujet en objet, la pensée en matière ou inversement transmuer l’objectif en subjectif, la matière en pensée. « Notre corps, dit Novalis, doit devenir libre (c’est-à-dire affranchi de toute nécessité organique) et notre âme organique ». L’art de pratiquer cette double opération est ce que Novalis appelle la « magie ». Le « mage idéaliste » est l’homme qui est ainsi parvenu à changer la pensée en objet et l’objet en pensée, à spiritualiser son corps et à matérialiser ses idées, en un mot à restituer dans son originelle intégralité l’unité, aujourd’hui brisée par l’illusion dualiste, de notre être et de l’être universel. L’homme doit devenir un « mage idéaliste ». Comment y parviendra-il ?

III

C’est par la théorie de l’Imagination productrice empruntée, avec quelques modifications d’ailleurs, au système de Fichte, que Novalis explique la genèse de l’illusion dualiste et montre comment nous pourrons nous affranchir de cette illusion.

On sait que pour Fichte le moi autonome et absolu est véritablement le principe créateur ; que le monde extérieur ou non-moi est la création du moi, l’obstacle que le moi s’oppose à lui-même pour le franchir ; qu’enfin le moi lorsqu’il est parvenu à l’état de pleine conscience, reconnaît l’identité absolue du moi et du non-moi. Or la faculté fondamentale de l’Esprit — faculté antérieure à l’intelligence à laquelle elle fournit sa matière ou ses objets, faculté intermédiaire entre la liberté infinie mais inconsciente du moi absolu et la conscience naissante issue de la limitation de cette liberté, — c’est ce que Fichte appelle l’Imagination productrice. Le non-moi est le produit inconscient d’une part, absolument nécessaire et systématique de l’autre, de cette Imagination productrice. Le moi absolu en vertu de son activité fondamentale qui est l’Imagination productrice devient démiurge et crée inconsciemment le non-moi qui lui apparaît dès lors comme extérieur au moi.

Cette notion de l’imagination productrice obtient un immense succès auprès des romantiques, en particulier de Frédéric Schlegel et de Novalis. Ils s’en emparent l’un et l’autre pour en tirer l’un sa doctrine de l’ironie, l’autre son idéalisme magique. Seulement s’ils gardent le mot, ils modifient du tout au tout la chose.

Pour Fichte l’imagination productrice fonctionnait d’une manière inconsciente, nécessaire et logique. Novalis au contraire voit bien dans ce principe la faculté fondamentale du moi : seulement cette faculté il la tient pour consciente, libre, arbitraire. Pour Fichte le non-moi est un mécanisme qui prend naissance en dehors de toute conscience et qui est rigoureusement déterminé dans toutes ses parties. Novalis voit au contraire dans le non-moi une œuvre d’art librement conçue. L’imagination créatrice est pour lui l’activité fondamentale du moi, le noyau de notre être, la source commune du monde extérieur et du monde intérieur, la somme de toute réalité spirituelle ou matérielle. Le moi peut dire sien au même titre et au même degré le moment le plus intime de sa vie intérieure comme aussi l’objet le plus concret du monde extérieur : l’un et l’autre ont leur source commune dans l’imagination productrice. Et par conséquent aussi, conclut Novalis, il y a le même degré de réalité dans toutes nos représentations, dans celles que nous appelons le monde réel aussi bien que dans les fictions de l’imagination poétique. Les unes comme les autres sont issues de l’imagination productrice. Il n’y a pas de différence qualitative, à ses yeux, entre la notion de la réalité la plus matérielle et la fiction soi-disant la plus « irréelle » du génie poétique. Et il n’attribue pas aux représentations de la réalité l’existence apparente et illusoire des fictions de l’imagination. Il se plaît au contraire à attribuer aux fictions de l’imagination une existence aussi réelle que celles de nos représentations les mieux fondées dans la réalité.

Chez l’homme du commun le fonctionnement de l’imagination créatrice est insconscient ou faiblement conscient : il est donc incapable de reconnaître dans le monde extérieur le produit de son imagination et demeure prisonnier de l’illusion dualiste. — Chez les hommes supérieurs, en revanche, chez les grands génies, artistes ou philosophes, l’activité de l’imagination créatrice peut devenir consciente. L’artiste et le philosophe sont en effet, pour Novalis, de libres créateurs qui tirent l’idée directrice dont ils s’inspirent uniquement d’eux-mêmes, qui ne sont cantonnés dans aucun domaine particulier, nécessités par aucun besoin, guidés par aucun but pratique. Le génie se fraie des chemins nouveaux, fait jaillir de lui des pensées nouvelles. Or l’acte génial par excellence, l’acte mystérieux par lequel, en une sorte d’extase, le moi se dédouble en Âme et Esprit, par lequel l’Âme devient un objet pour l’Esprit et par lequel l’Esprit contemple l’Ame d’une façon purement désintéressée et cherche à deviner son mystère, c’est ce que Novalis appelle, d’après Fichte, l’Intuition intellectuelle. C’est par l’intuition intellectuelle que se révèle au génie la vérité fondamentale, à savoir que l’univers tout entier, le monde matériel comme le monde spirituel est le produit de l’imagination créatrice. Devenons des génies et nous nous saurons démiurges.

Ainsi le moi génial découvre par l’intuition intellectuelle que le non-moi n’est pas une réalité extérieure au moi et qui s’impose fatalement à lui, mais que le moi, en vertu de son imagination créatrice enfante spontanément le non-moi. L’univers est donc l’œuvre du moi, « il est, dit Novalis, originairement un avec moi », « il est comme je le veux », « il doit posséder la faculté primordiale de se déterminer d’après moi, d’être conforme à ma volonté ». Si donc je ne trouve pas le monde tel que je le veux, s’il m’apparaît comme une nécessité qui m’opprime, il faut, continue Novalis, chercher la raison de cette discordance, soit dans les deux facteurs du produit, soit dans un seul. Ou bien le monde est un monde dégénéré. Ou bien ma volonté qui s’insurge contre lui et le condamne n’est pas ma vraie volonté. Ou bien enfin le monde et ma volonté sont l’un et l’autre dégénérés. De toute façon il faut travailler à la régénération soit du monde, soit de la volonté, soit de l’un et de l’autre à la fois. Il faut rétablir cette adaptation originelle de l’Esprit et de la Nature qui existait primitivement et qui n’a été troublée que par un mirage malfaisant.

Comment peut-on travailler à cette œuvre de régénération ?

IV

On peut y travailler, d’abord, par le développement de la science. Qu’est-ce en effet que la science » sinon la contre-pression exercée par l’humanité sur ce qu’on appelle les fatalités naturelles ? Elle est, par conséquent, un instrument d’une merveilleuse efficacité pour refaire l’harmonie entre l’Esprit et le monde. Lorsque l’Esprit, armé de la science, dominera complètement le monde, il verra s’évanouir le fantôme de la nécessité. Les progrès de la médecine, en particulier, sont à cet égard d’une importance capitale. Plus la science médicale sera répandue, mieux elle saura s’approprier les découvertes des sciences physiques, plus les diverses sciences particulières sauront s’unir en vue du but commun qui est le bien de l’humanité, sous la direction de la philosophie qui combinera et groupera leurs efforts, — et plus aussi l’humanité pourra respirer librement, plus elle s’affranchira des fatalités dont elle se croit et se sent aujourd’hui opprimée. Or, Novalis ne voit pas de limite au progrès possible des sciences. Les médecins d’aujourd’hui ne sont encore, dit-il, que des pauvres manœuvres. Ceux de l’avenir arriveront à des résultats bien autrement merveilleux. Novalis n’hésite pas à admettre que la médecine pourra reculer de plus en plus les limites de la vie humaine et devenir un jour « l’art de l’immortalité artificielle ».

Faisons maintenant un pas de plus. Pour que le monde devienne tel que je le veux, il faut d’abord que cette portion du monde sur laquelle s’exerce plus spécialement mon action, il faut, en d’autres termes, que ma personnalité humaine, le microcosme que je suis, obéisse à ma volonté. « L’homme, dit Novalis, doit devenir un instrument parfait et intégral dont le moi dispose à son gré ». Or cette domination de la volonté sur l’homme est déjà dans une large mesure réalisée. Nous avons déjà le pouvoir de disposer à notre gré de notre âme ; nous savons diriger comme nous l’entendons notre organe intellectuel, exprimer par la parole les mouvements de cet organe, les traduire en gestes, les transmuer en actions, nous mouvoir et nous arrêter à volonté, combiner ou isoler nos mouvements. De même par le phénomène de l’attention, par exemple, nous acquérons le pouvoir de faire varier arbitrairement notre excitabilité, de modifier selon notre convenance et dans de certaines limites l’impression faite par les choses sur notre organe intellectuel, de faire en sorte que tel ou tel objet agisse plus ou moins fortement ou plus ou moins longtemps sur tel ou tel de nos sens intérieurs.

Pour acquérir « l’art de devenir tout puissants, l’art de réaliser notre volonté dans son intégralité », il faut que nous apprenions à disposer de notre corps comme nous disposons déjà de notre âme. Le corps est en effet l’instrument par lequel nous modifions et perfectionnons le monde. Nous devons donc chercher à dominer notre corps, à perfectionner notre corps jusqu’à en faire un organe doué de toutes les aptitudes. Car modifier notre instrument, c’est modifier l’univers lui-même.

Or, Novalis est convaincu qu’à cet égard des progrès à peu près illimités sont possibles. Et d’abord : « notre corps tout entier, affirme-t-il, est apte à être dirigé par l’Esprit conformément à la volonté ». On a nombre d’exemples d’hommes qui ont pu arriver à la libre disposition des parties du corps soustraites d’ordinaire à l’action de la volonté. Rien ne nous empêche d’admettre que le jour où l’homme s’appliquera méthodiquement à cet art, il atteindra rapidement des résultats extraordinaires. De plus : il peut arriver non pas seulement à dominer son corps, mais à le perfectionner. Novalis admet avec Hemsterhuys, que l’homme pourrait arriver à se créer des sens nouveaux. Au terme de ce développement, Novalis entrevoit dans l’avenir le moment où la volonté, maîtresse désormais de se servir à son gré des organes, sera devenue magique, c’est-à-dire créatrice de « miracles ». L’homme sera alors son propre médecin, il deviendra capable, comme le rêvait Lavater, de faire repousser à son gré un membre perdu, de se tuer par sa seule volonté ou, au contraire, de prolonger indéfiniment son existence, de contraindre ses sens à lui fournir telle impression qu’il voudra, de voir, d’entendre, de sentir ce que bon lui semblera, de donner la vie à tel corps qui lui plaira, de se séparer de son corps, même s’il en éprouve le besoin. Quand l’homme aura achevé cette éducation de son corps, il sera devenu « mage idéaliste », il vivra dans son univers à lui. Au lieu de subir la loi des choses, il leur imposera sa loi. De même qu’il saura user à son gré des organes de son corps, il pourra aussi disposer selon son bon plaisir de tous les objets du monde extérieur, « animer la nature et en user arbitrairement comme de son corps ». Jouant en virtuose du microcosme humain, il dominera le macrocosme et saura transmuer ainsi toute nécessité en liberté.

Pour rétablir l’harmonie entre le moi et le non-moi, nous pouvons nous efforcer d’agir sur le non-moi en « perfectionnant » l’organe par lequel nous communiquons avec le non-moi, c’est-à-dire le corps. Mais nous pouvons, nous devons en même temps régénérer le moi par l’intérieur en quelque sorte, et cela en développant en nous la foi et la volonté.

Le monde extérieur, la nature en tant que somme de tout ce qui peut faire impression sur nous, n’est, nous l’avons vu, qu’une fiction de l’imagination productrice. Entre la « réalité » et la « fiction » il n’y a donc pas de différence spécifique. Une réalité est une fiction à laquelle nous croyons. La « vérité », le « savoir » proviennent de l’  « illusion », de l’  « erreur ». La croyance, la foi, est l’opération par laquelle nous nous créons à nous-mêmes des mirages qui deviennent des réalités, par laquelle nous transmuons l’erreur en vérité. Toute réalité a donc son origine dans un acte de foi ; tout savoir est anticipé par la foi. La spiritualisation de l’univers, la réduction à l’unité du moi et du non-moi est donc essentiellement, pour Novalis, un acte de foi. Nul n’a cru plus que lui à la vérité littérale et absolue du vieil adage que la foi transporte les montagnes. La foi est pour lui un pouvoir miraculeux : elle est un miracle et crée des miracles. De même que Novalis était fermement convaincu qu’en croyant à la présence auprès de lui de sa fiancée morte il obtiendrait réellement qu’elle fût près de lui et qu’elle lui apparût un jour dans l’extase, il affirmait aussi que « si un homme croyait tout à coup réellement être moral, il le serait », ou encore que « Dieu est dans l’instant où je le crois ». La foi est donc la source profonde d’où découle le monde extérieur des choses et le monde intérieur des idées, et la moralité et la religion. À mesure que nous progresserons dans la foi, nous verrons s’évanouir l’erreur dualiste d’une nature indépendante de l’Esprit et qui s’impose à celui-ci comme une nécessité.

Et fortifier sa foi c’est aussi fortifier sa volonté. Novalis paraît définir tantôt la foi par la volonté, tantôt la volonté par la foi. Il dira, par exemple, que la volonté est l’origine de la création entière et que la foi est l’effet de la volonté sur l’intelligence. Ailleurs il énoncera, inversement, que la vraie foi n’a trait qu’au monde de l’au-delà, qu’elle est l’intuition d’un acte transmondial, le pressentiment de notre réveil, de notre activité, de notre pensée dans l’autre monde, et que la volonté est une foi appliquée aux choses de la terre. Mais dans un cas comme dans l’autre, il statue entre la foi et la volonté le lien le plus étroit. Croire et vouloir et agir en conséquence, ce sont pour Novalis les démarches primordiales et essentielles du moi. Comme il croyait à la toute puissance de la foi, il croyait à la toute puissance de la volonté. Il a cru que par le simple effort de sa volonté, il pourrait empêcher la mort de sa fiancée ou la suivre dans le tombeau. Pour progresser vers l’harmonie du moi et du non-moi, il n’est donc pas de moyen plus efficace que de « perfectionner » sa volonté. Si nous ne sommes pas tout-puissants, c’est par suite de l’infirmité de notre volonté qui ne sait pas encore vouloir avec assez de force. Le sentiment des fatalités qui pèsent sur nous a sa source uniquement dans cette infirmité. Il dépend de nous que le monde soit conforme à notre volonté. S’il ne l’est pas la faute en est à nous. « Le Destin qui nous opprime, prononce Novalis, c’est la paresse de notre esprit. En développant, en perfectionnant notre activité, nous ferons de nous même le Destin. Tout paraît nous déterminer parce que nous ne déterminons pas. Nous sommes négatifs parce que nous le voulons ; — plus nous deviendrons positifs et plus le monde autour de nous deviendra négatif ; — et cela jusqu’à ce qu’enfin toute négation disparaisse et que nous soyons Tout en Tout. Dieu veut des Dieux ».

Mais ce n’est pas seulement par le perfectionnement de la foi et de la volonté que nous arriverons à rétablir l’harmonie entre le moi et le non-moi, c’est encore et surtout en développant en nous l’amour. Pour Novalis, en effet, le noyau central de notre être et par conséquent la réalité ultime du monde c’est l’amour. Son idéalisme magique repose en dernière analyse sur la notion d’un centre affectif et mystique de l’âme qui posséderait le don magique et miraculeux de vivre le monde. Le cœur est le foyer central d’où jaillit pour nous Dieu et le monde. Quand le cœur, abstraction faite de tous les objets particuliers qui font impression sur lui, devient conscient de lui-même, se prend lui-même pour objet idéal, alors naît la religion : tous nos sentiments particuliers s’unissent et se fondent en un seul amour dont l’objet idéal et merveilleux est la Divinité. Et le monde n’est pas autre chose que la somme des expériences d’un cœur qui aime. L’amour est ainsi le lien magique du moi et du monde. C’est par l’amour que nous obtenons le pouvoir d’accomplir des miracles, de nous libérer de l’illusion dualiste et des liens de la nécessité, de découvrir le mystère profond de notre personnalité, de susciter en nous le génie. L’amour nous communique l’énergie qui nous permet de croire et de vouloir. L’amour de même, est l’inspirateur de la poésie. Et cette religion d’amour n’est pas une conviction abstraite : elle repose sur l’expérience fondamentale de la vie tout entière de Novalis. Son amour pour Sophie a été, nous l’avons vu, la révélation capitale par laquelle il a compris l’énigme du monde. Ce n’est pas par un effort de réflexion, c’est pour l’avoir directement vécu qu’il sait que l’amour est le fondement métaphysique du monde, la « réalité dernière », « l’amen de l’Univers ».

Tout est donc originellement amour, et tout doit redevenir amour. Le foyer mystique de l’âme doit se développer et s’étendre jusqu’à ce qu’il ait peu à peu absorbé l’univers entier, jusqu’à ce que le monde soit devenu le rayonnement d’un cœur aimant. Nous n’avons la clé du mystère universel que le jour où nous avons compris que tout est amour. C’est cette intuition que Novalis a exprimée avec un charme poétique exquis, dans la naïve et fraîche histoire des amours de Hyacinthe et de Bouton de Rose qui forme le centre du Disciple à Saïs. Le bel et fantasque Hyacinthe aime de tout son cœur sa petite voisine Bouton de Rose. Celle-ci répond à sa tendresse. Et déjà les bêtes des bois et les fleurs des prés se chuchotent tout bas leur doux secret amoureux. Mais voici qu’un beau jour Hyacinthe sent germer en lui l’amour de la science ; il est saisi du désir irrésistible de pénétrer jusque dans la retraite mystérieuse où trône la déesse voilée, Isis, la mère de la Nature. Abandonnant sa bien-aimée, il erre à travers le monde, s’informant partout de la sainte déesse, auprès des hommes et des bêtes, des rochers et des arbres. Nul ne peut lui répondre. Mais peu à peu son trouble intérieur s’apaise, sa nostalgie se résout en un doux pressentiment d’amour. Et voici que, après avoir longtemps erré à travers des contrées sauvages et d’affreuses solitudes, il atteint enfin la terre de rêve où, sous l’ombre des palmiers, trône la Vierge voilée. Un trouble infini s’empare de lui et fait battre plus vite son cœur : tout lui semble nouveau et pourtant étrangement familier. Et quand, parvenu au terme de sa course, il soulève le voile léger et étincelant qui couvrait la déesse — c’est sa fiancée Bouton de Rose qui glisse dans ses bras. La révélation de la Nature a été identique à la révélation de l’Amour. L’univers est amour.

Il est amour. Il est aussi poésie. Et l’idéaliste magique pour qui se dissipe l’illusion dualiste est en définitive un Poète génial dont l’inspiration jaillit d’un cœur aimant. L’artiste d’aujourd’hui créé des illusions partielles en agissant sur tel ou tel organe dont il dispose souverainement. Ainsi le peintre, qui évoque à son gré tout un monde de rêve à l’aide de sa palette, exerce en une certaine manière une domination sur le sens de la vue, le musicien dispose de même du sens de l’ouïe, le poète de l’imagination et de la sensibilité, le philosophe de « l’organe absolu ». Supposez maintenant, tous ces dons partiels synthétisés en un génie unique, universel, souverain, capable de pétrir à sa fantaisie un univers, de créer de toutes pièces son univers à lui, au lieu de subir le contact d’une réalité étrangère et vous obtenez le type achevé et complet de l’idéaliste magique. L’art est ainsi le premier stade de la conquête du monde par le moi. « Les puissances supérieures, les génies qui accompliront un jour notre volonté, sont aujourd’hui des Muses qui nous réconfortent par de doux souvenirs sur l’âpre route de la vie ». Et la victoire suprême de l’idéalisme, l’avènement du royaume d’Eternité sera aussi l’apothéose de la poésie. Dans le conte qui termine le roman d’Ofterdingen et que nous aurons tout à l’heure à interpréter dans le détail, nous assistons, au dénouement, au triomphe de l’amour et de la poésie. C’est la Fable qui, au moment où s’ouvre le règne de l’Eternité prend la place des Parques, et tisse la trame de la destinée universelle.

Nous embrassons maintenant d’un coup d’œil la genèse de l’idéaliste magique. Homme de science, il étend graduellement son pouvoir sur son corps et sur la nature jusqu’au moment où il les domine complètement. Il acquiert la maîtrise entière de son corps et, par son corps, la maîtrise de l’univers. Par la foi et la volonté, il pétrit à sa guise le monde où il vit. Par l’amour il s’élève à l’intuition de la réalité suprême. Par la poésie et l’art il crée le monde tel qu’il le veut. Ainsi s’abolit en lui l’illusion dualiste d’une réalité imposée au moi. Le moi, devenu conscient de son pouvoir magique, sait que par la science, la volonté, la foi, l’amour, le génie artistique, il est lui-même l’artisan de la féérie, qui l’environne, de cette fiction où le vulgaire ne discerne qu’un pouvoir étranger et oppressif.

V

Nous avons jusqu’à présent cherché à comprendre, à la suite de Novalis, comment, à l’intérieur du microcosme humain, se dissipe le mirage dualiste. Nous avons à voir maintenant comment, dans le macrocosme aussi, s’effectue le retour à l’unité.

De la psychologie à la cosmologie la transition est insensible chez Novalis. Le problème de l’univers est, pour lui, le même que le problème du moi. Peu d’hommes ont eu au même degré que lui l’intuition vivante de leur identité dernière avec tout ce qui est, avec le monde de la Nature et celui de l’Esprit, avec Dieu ou l’Unité suprême en qui se confondent la Nature et l’Esprit.

Par son corps l’homme est une parcelle de l’univers matériel ; or, entre notre corps et cet univers, il n’y a pas de séparation rigoureuse pour Novalis. L’un n’est que le prolongement de l’autre. Novalis parlera des « zones de notre corps ». Autour de chaque corps humain, l’univers s’étend à l’infini en une série de cercles concentriques toujours plus étendus ; c’est d’abord son entourage immédiat, puis sa ville, sa province, son pays et ainsi de suite jusqu’au système solaire et à l’univers matériel tout entier. Entre ces zones il n’y a pas de barrières immuables, mais d’insensibles transitions : le monde est un tout organique lié dans toutes ses parties. Comme membre authentique de l’organisme universel, notre corps est fonction de l’univers, de même qu’inversement, l’univers est fonction de notre corps : nous sommes un « microcosme », un univers en réduction, comme inversement l’univers est un « macro-anthrope », un analogue de l’organisme humain.

De même que par son corps l’homme est en rapport direct avec la nature, il est par son âme en communion avec le monde des Esprits. Dans l’univers spirituel aussi, Novalis voit partout d’insensibles transitions. L’homme n’est pas confiné dans son individualité : il peut, par delà son moi empirique et borné, découvrir dans les profondeurs mystérieuses de son être, son moi transcendental, supra-sensible.

Qu’est-ce que ce moi idéal qui, dans certains moments solennels de notre vie vient en quelque sorte s’entretenir avec notre moi empirique ? C’est, répond Novalis, un être d’essence supérieure, car il entre en relation avec l’homme d’une manière autre que les créatures astreintes à se manifester sous une forme phénoménale. Il doit être, comme l’homme, de nature spirituelle, car il le traite en créature spirituelle et provoque en lui une activité autonome supérieure. Ce moi idéal est à l’homme ce que l’homme est à la nature ou le sage à l’enfant : l’homme aspire à devenir pareil à lui tout comme il aspire à rendre le non-moi pareil au moi. — L’homme qui se dédouble ainsi, qui, par cette mystérieuse révélation interne entre en communion avec le monde supérieur, avec le monde des génies, des Esprits, devient par là une personnalité synthétique, à la fois une et multiple, une personne qui est simultanément en plusieurs personnes, une personne à la seconde puissance, un génie. — À mesure que l’homme apprend mieux à se connaître lui-même, il voit aussi plus clairement que son individualité particulière n’est qu’une petite portion de son vrai moi et que, en rentrant en lui-même, en explorant les profondeurs de son être le plus intime, il atteindra peu à peu, sous le petit moi éphémère et périssable, jusqu’au « grand moi qui est à la fois Un et Tout ».

L’homme est ainsi en communion par son corps avec toute la nature, par son âme avec le monde des Esprits. Et entre ces deux systèmes, entre le monde extérieur qui va du corps par l’univers à Dieu et le monde intérieur qui va de l’âme par le monde des Esprits à Dieu également, il y a un constant parallélisme, une complète harmonie : « L’univers, dit Novalis dans son style un peu sybillin, est un trope universel, une image symbolique de l’Esprit ». « La nature est un index encyclopédique et systématique, un plan de notre esprit ». En termes plus simples : le monde extérieur pris dans sa totalité est pour Novalis la même chose que le monde intérieur. Plus l’homme parvient à déchiffrer le mystère éternel de la nature et plus il se convainc qu’il est identique en son essence aux révélations intimes de notre cœur. Cette identité, Novalis l’affirme sous forme poétique dans le conte gracieux de Hyacinthe et Bouton de Rose. Elle est à la base de toutes ses spéculations philosophiques. Il recommande à l’amant de la vérité de chercher en lui-même et non point hors de lui, la solution de l’énigme du monde. « Nous rêvons de voyages à travers l’univers ; mais l’univers n’est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas la profondeur de notre esprit. C’est vers le dedans que va le chemin mystérieux. C’est en nous ou nulle part qu’est l’éternité avec ses mondes, qu’est le passé et l’avenir. Le monde extérieur est un corps obscur qui projette son ombre sur le monde de lumière. Maintenant à vrai dire, tout semble en nous ténèbres informes et solitude. Mais comme tout nous paraîtra transformé quand cette éclipse sera finie et que le corps opaque aura disparu ! Nous jouirons alors d’un bonheur d’autant plus grand que notre âme aura connu plus longtemps les souffrances de la privation ».

Ainsi : nous comprendrons le monde quand nous nous comprendrons nous-mêmes et cela parce que la Nature et l’Esprit sont deux moitiés qui s’intégrent parfaitement. Descendons au fond de notre moi et nous y trouverons l’univers ; le jour où nous nous serons trouvés nous-mêmes, le monde n’aura plus de mystère pour nous, nous serons partout chez nous. « La philosophie est au fond le mal du pays, le désir d’être partout à la maison ».

Il va sans dire que ce n’est pas la science de la nature telle qu’on la comprend d’ordinaire qui pourra, dans ces conditions, nous donner l’explication de l’univers à laquelle aspire notre instinct de connaissance. La « physique » vulgaire repose en effet essentiellement sur l’illusion dualiste. Elle a son point de départ dans l’hypothèse d’une nature purement matérielle, d’une nature morte où commandent des lois nécessaires et inflexibles. Elle va du simple au complexe ; elle explique l’esprit par la matière. Or tout cela, nous l’avons vu, n’est qu’illusion. La réalité dont il faut partir pour expliquer la genèse de l’univers ce n’est pas la Matière des physiciens, mais l’unité originelle de l’Esprit et du Corps, le « chaos » où règne la confusion primordiale, la solution trouble d’où par précipitation d’une part, par clarification de l’autre, naîtront la Nature et l’Esprit. À la physique inférieure et réaliste des spécialistes de la science, Novalis prétend substituer une « physique supérieure » essentiellement symbolique, dont Plotin est le grand prêtre et Gœthe le liturge, dont Hemsterhuys, Spinoza et Leibniz ont eu le pressentiment, dont Fichte et les philosophes de la nature ont entrevu les grandes lignes. Cette physique supérieure, qui tient la nature pour vivante dans toutes ses parties, qui nie la mort et l’inertie, s’applique à « interpréter tout processus extérieur comme symbole et résultat dernier d’un processus intérieur ». Elle ne s’occupe plus des corps réels, mais « porte ses entreprises audacieuses dans le chaos universel pour y établir un ordre nouveau ». Loin d’expliquer l’Esprit comme un produit de la matière, le physicien idéaliste regarde au contraire la nature comme le résultat d’une dégénérescence progressive : c’est le précipité qui se dégage de la solution trouble. Comme il sait que le point de départ de toute spéculation est l’unité originelle du Corps et de l’Esprit, il n’hésite pas à proclamer que « le monde des Esprits fait partie du premier chapitre de la physique ». Et de même que, pour l’homme, le non-moi est le produit de l’imagination productrice, ainsi, au sein de l’organisme universel aussi, le monde des corps, la nature objective est le produit de l’imagination créatrice du macrocosme. C’est en ce sens que Novalis énonce que « la physique n’est autre chose que la théorie de l’imagination ». Le génie supérieur, le « poète » en qui le libre jeu de l’imagination créatrice est devenu conscient, sera donc capable de pressentir dans la nature le jeu de l’imagination créatrice de l’organisme universel. Le monde physique lui apparaîtra ainsi comme un hiéroglyphe dont il s’applique à pénétrer le sens symbolique, comme une écriture chiffrée où les corps et les figures représentent les substantifs et les énergies, les verbes. Et comme couronnement de cette physique supérieure, Novalis rêve d’une « astronomie morale » où se révélerait en un symbole poétique l’identité dernière de Dieu et de la Nature, du monde visible et du monde invisible. L’astronomie et la métaphysique sont en effet, pour lui, une seule et même science. Le soleil est en astronomie ce que Dieu est en métaphysique. La liberté et l’immortalité sont les analogues de la lumière et de la chaleur. Dieu, la liberté, l’immortalité deviendraient ainsi les bases de la physique spirituelle comme le soleil, la lumière et la chaleur sont les bases de la physique terrestre. En sorte que la mythologie des anciens Parsis, l’adoration du Soleil, de la Lumière et du Feu, apparaîtrait, dans son symbolisme naïf et profond, comme l’interprétation d’ensemble la plus grandiose de l’univers, comme la forme par excellence de la religion universelle.

Si, dès lors, nous essayons d’esquisser dans ses grandes lignes l’évolution de l’univers telle qu’elle se formule dans l’imagination de Novalis, voici à peu près comment elle se présente à nous.

À l’origine il y a le Chaos, inconscient, amorphe, incohérent. Point de distinction entre l’Esprit et le Corps, point de séparation entre les individus. Nulle part de lois, partout le miracle et l’arbitraire. C’est pour l’univers, l’inconsciente félicité de l’âge d’or, où régnent l’Amour et la Poésie.

Puis, à la suite d’un cataclysme qui est pour l’nnivers l’analogue de ce que le péché originel a été pour l’homme, voici que l’unité primordiale se rompt. Le Chaos, la solution trouble originelle, se dissocie, donnant naissance par le processus de la précipitation et de la clarification au monde des corps d’une part, au monde des Esprits de l’autre. C’est le règne de l’illusion dualiste qui commence. La Nature, au début de cette phase, est tumultueuse et violente. Son imagination apparaît farouche et brutale. Des passions sauvages se déchaînent dans son sein. En d’effroyables convulsions elle enfante les chaînes de montagnes gigantesques avec leurs rocs abrupts et leurs précipices vertigineux, et les volcans à l’haleine du feu, et les torrents au cours impétueux, et les monstres redoutables qui peuplaient les mers et les forêts primitives. Mais peu à peu elle s’apaise. Elle aspire à la rédemption. L’homme apparaît, et, avec lui, la nostalgie qui travaille l’univers prend conscience d’elle-même. « L’humanité, dit Novalis, est la raison d’être supérieure de notre planète, le nerf qui unit ce membre de l’univers au monde supérieur, le regard que la Terre lève vers le Ciel ». Et la Terre, maintenant, évolue vers l’harmonie et l’équilibre. Ses imaginations sont moins formidables, moins luxuriantes, moins démesurées. Sa puissance génératrice a peut être diminué, mais ses énergies civilisatrices et sociales se sont accrues, son cœur est devenu plus tendre, sa fantaisie plus délicate, sa main plus légère. « Elle se rapproche de l’homme, et tandis qu’elle était jadis un roc aux enfantements redoutables, elle est maintenant une plante qui germe en silence, une artiste humaine encore muette ». Sous la conduite de l’homme, elle se rapproche peu à peu d’un nouvel âge d’or : « Nous sommes des missionnaires ; nous sommes appelés à perfectionner la Terre ». La Nature apparaît ainsi comme une activité qui se développe vers l’harmonie : « Un jour, vaticine Novalis, il n’y aura plus de nature, tout se transformera peu à peu en un univers spirituel ».

Ainsi se prépare le retour final au Chaos, à l’Unité primitive. L’illusion dualiste se dissipe progressivement Dans l’esprit de l’idéaliste magique, l’univers devient conscient de ce qu’il est réellement. Tout n’est qu’un rêve de beauté, qu’une merveilleuse fantaisie, qui se déroule en dehors de toute loi, de toute contrainte, de toute nécessité, en vertu du libre jeu de l’imagination créatrice, en vertu de la liberté absolue de l’Esprit. Les distinctions élevées entre la Nature et l’Esprit, entre la réalité et la fiction, entre la loi et l’arbitraire s’atténuent, s’estompent, s’effacent. Le chaos renaît enfin — un chaos qui s’est compris lui-même, un chaos devenu conscient de ce qu’il est, de sa nature et de sa vie, un chaos qui est devenu « organique », qui s’est « élevé à la seconde puissance », qui sait qu’il est le déroulement libre d’un rêve de beauté.

Et la poésie est comme le fil d’or qui joint le passé à l’avenir, le Paradis primitif au règne de l’Eternité. On voit apparaître le parallélisme complet entre l’évolution du microcosme humain et celle du « macro-anthrope » qu’est l’univers. La poésie se montre d’abord parmi les hommes à l’état de mythologie où se condense toute l’expérience de l’humanité primitive. Puis, à mesure que se développe le règne de l’illusion dualiste, la dissociation s’opère. La mythologie qui résumait jadis toute la sagesse humaine, apparaît différenciée en une série d’éléments : fiction poétique, science, religion, philosophie, histoire, etc. Enfin, à mesure que se dissipe l’illusion dualiste, on voit de nouveau tomber les cloisons qui séparent les diverses manifestations de l’activité spirituelle ; l’unité tend à se reformer ; une renaissance de la mythologie s’annonce. Le Conte, le Mærchen, forme primitive de la poésie mythologique originelle, apparaît comme le point culminant où converge toute l’évolution spirituelle, comme le genre universel qui comprend tous les autres genres, qui est à la fois libre fiction de l’imagination, explication symbolique de la Nature, confession de foi religieuse, résumé de l’histoire universelle. Le pressentiment grandit et se précise, que l’énigme de l’univers est identique dans son essence avec l’énigme de la création poétique, que le poète créateur d’un vrai conte serait un démiurge qui aurait pénétré le mystère de la genèse de toute vie.

VI

La philosophie de Novalis s’épanouit finalement en une religion. Au bout de toutes ses avenues c’est Dieu qu’elle aperçoit et qu’elle adore.

Le dernier terme où s’élève la pensée spéculative c’est l’idée de l’Unité suprême à laquelle aboutit la double série des Corps et des Esprits, c’est l’identité dernière de la Nature et de l’Esprit, de la nécessité et du miracle. Or Dieu n’est autre chose que cette unité, cette identité. Il est l’âme du monde. « Le monde est la sphère de l’union imparfaite de la Nature et de l’Esprit. Leur identification suprême et parfaite est l’être moral par excellence, Dieu ». — Mais l’homme n’est pas seulement pensée, il est aussi volonté morale. Et cette volonté le conduit de même vers Dieu. « La morale bien comprise est l’élément vital de l’homme. Elle est au fond identique à la crainte de Dieu. Notre volonté morale pure est la volonté de Dieu ». L’homme moral se conçoit lui-même comme le médiateur chargé de spiritualiser la nature, de la « moraliser », de la rendre « semblable à Dieu ». — L’homme, d’autre part, est un Cœur qui aime. Et l’objet de la « religion pure », du « sens religieux » proprement dit, c’est le Dieu d’amour. C’est l’amour qui est « le fondement de la possibilité de la magie », la base métaphysique du monde, « la fin suprême de l’univers ». L’amour de Novalis pour Sophie est donc « religion ». Et Dieu, pour lui, est amour.— Enfin l’homme doit devenir l’Artiste universel, le poète dont l’imagination créatrice enfante et réalise un monde de beauté et d’harmonie. Et ainsi il entre dans la religion aussi un élément de poésie. La religion, dira Novalis est « raison et imagination », elle est « un mélange de poésie et de vertu ». La nature n’atteindra sa destination, qui est d’être morale, que par l’effet associé et harmonieux de l’amour et de l’art.

Ce Dieu que révère Novalis ne se confond pas avec l’univers, et cependant ne s’oppose pas non plus à lui. Ce n’est ni le Dieu-Nature des panthéistes ni le moi des philosophes. Il n’est pas la nature puisqu’il est au contraire « la fin où tend la nature, ce avec quoi elle doit un jour s’harmoniser ». Il n’est pas davantage le moi, car il est « le monde suprasensible dans sa pureté », alors que le moi n’est « qu’une parcelle impure de ce monde ». En ce sens Novalis n’hésite pas à dire que « Dieu est exactement aussi personnel et individuel que nous ». Mais Dieu n’est pas non plus extérieur au monde et au moi. « C’est parmi les hommes qu’il faut chercher Dieu. C’est dans les évènements humains, dans les pensées, dans les sentiments humains que se manifeste le plus clairement l’esprit céleste ». Dieu peut nous apparaître en chaque homme ; tout le bien que contient l’univers est dû à son action immédiate. Aussi est-il légitime que l’homme pieux voie partout la main de Dieu. Il est l’idéal vers qui nous cherchons à nous élever, vers qui tend l’univers entier. Notre but c’est de devenir « pareils à Dieu » ; et nous y parviendrons quand nous aurons « établi l’harmonie entre notre intelligence et notre univers », en d’autre terme lorsque nous saurons pratiquer l’idéalisme magique. Par le rétablissement de l’unité, par l’avènement du royaume de l’Éternité, l’homme s’absorbe en Dieu, devient identique à Dieu.

Que entre ce mysticisme esthétique et le christianisme historique il y ait identité parfaite, Novalis n’en doute pas un seul moment. C’est là, pour lui, un fait si absolument évident, qu’il ne se préoccupe pas un instant de le démontrer. Le christianisme est, pour lui, la religion par excellence. « Il n’y a pas, déclare-t-il, de religion qui ne soit pas du christianisme ». Tout homme doué du sens religieux est par là-même chrétien, quel que soit, d’ailleurs, le contenu positif de sa foi. Mais la religion de Novalis est tout intérieure. Elle repose sur des expériences intimes et non pas du tout sur l’adhésion de l’intelligence à certaines vérités historiques ou dogmatiques.

Les éléments historiques du christianisme n’ont, à ses yeux, qu’une importance très secondaire. Nul n’a moins que lui la superstition de la Bible. Sans dédaigner les « restaurateurs » de la lettre, les « antiquaires philologiques » qui s’attachent à maintenir dans sa pureté la tradition historique, il reproche néanmoins au protestantisme d’avoir accordé trop d’influence à la « philologie » biblique au risque de dessécher le sens religieux. Il déclare hautement, pour sa part, que « le Saint-Esprit nous est plus que la Bible. C’est lui qui doit nous enseigner le christianisme, — et non la Lettre, morte, terrestre, ambigüe ». La Bible considérée comme la collection des Livres sacrés de l’humanité n’est pas achevée, aux yeux de Novalis et de ses amis romantiques : elle est « en voie de croissance ». Les Évangiles sont « l’ébauche d’Évangiles futurs et supérieurs ». Tout vrai livre est une Bible s’il est inspiré par l’esprit de sainteté. L’ambition de Novalis, lorsqu’il jette sur le papier ses esquisses pour une Encyclopédie ne va à rien moins qu’à écrire « une Bible scientifique, modèle et germe à la fois réel et idéal de tous les livres ». Peu lui importe donc, au fond, la valeur de la Bible en tant que témoignage historique. « L’histoire du Christ est tout aussi certainement un poème qu’une histoire ; d’une façon générale, il n’y a de véritable histoire que celle qui peut aussi être une fable ». Et ce caractère de fiction poétique que présentent les livres sacrés n’est pas du tout, dans la pensée de Novalis, une infériorité. C’est au contraire la marque décisive de leur supériorité. La Bible n’est pas un livre saint quoique légendaire, mais parce que légendaire, mythologique, proche du Conte poétique, du Mærchen.

Et si Novalis n’a pas la superstition de la tradition historique, il a encore beaucoup moins celle du dogme. Il se refuse à emprisonner en des formules immuables le contenu de l’expérience religieuse, la mobilité de l’imagination pieuse. La foi dans le Christ, même, n’est pas érigée par lui en dogme absolu et intangible. L’homme, sans doute, a besoin d’un médiateur entre lui et la Divinité ; il est « irréligieux » lorsqu’il prétend s’en passer, car il est incapable d’entrer directement en rapport avec Dieu. Mais dans le choix de ce médiateur, chacun doit être laissé entièrement libre. Jésus est un médiateur, il n’est pas le seul médiateur possible. Novalis regarde comme également légitime soit le « panthéisme » qui estime que tout dans l’univers peut, en vertu de notre libre choix, devenir organe de la Divinité, — soit l’  « enthéisme » qui proclame l’existence d’un seul médiateur par qui Dieu se révèle à l’Humanité. Lui-même incline vers une synthèse de ces deux conceptions. Il tient, nous l’avons vu, la Nature pour le symbole de Dieu ; et il résume d’autre part la Nature en un Messie qui en serait comme le point central et qui la relierait à Dieu. C’est ce Messie panthéistique de la Nature qu’il se proposait de faire apparaître, sous les traits d’un Enfant symbolique, à la fin du Disciple à Saïs. C’est ce Messie, étoile du monde, soleil de l’univers, source de la vie éternelle, dont le visage enfantin rayonne dans les plantes et dans les pierres, dans les mers et dans la lumière, qu’il célèbre dans ses Cantiques spirituels. C’est lui encore qu’il annonce aux hommes, dans Europa, comme le génie invisible qui se manifeste aux croyants en d’innombrables métamorphoses, dans le pain et le vin dont ils se nourrissent, dans l’amante qu’ils étreignent, dans l’air qu’ils respirent, dans les sons et les paroles qui frappent leurs oreilles. C’est ce Messie que Novalis avait jadis rencontré et adoré dans la personne de sa fiancée d’élection, de sa bien-aimée Sophie. En elle il avait reconnu le Christ vivant, le céleste Médiateur. Elle l’avait initié au suprême mystère, au sacrement universel de l’amour. L’amour qui incline l’esprit vers la chair, qui magnifie la chair et la transmue en esprit, l’amour qui fond en une chair unique le Couple primitif est la révélation splendide de cette puissance sublime qui efface le dualisme de l’âme et du corps, de Dieu et de la Nature, qui abolit la « polarité », qui restaure l’unité originelle du Tout et fond les êtres dans l’ivresse ineffable d’une commune extase.

On ne trouve dès lors, chez Novalis, aucune trace d’étroitesse confessionnelle. Protestant de naissance, il n’hésite pas à formuler, dans Europe, un réquisitoire éloquent et passionné contre les erreurs du protestantisme. Il célèbre avec un enthousiasme lyrique le catholicisme médiéval, l’âge d’or du christianisme, « cet âge de beauté et de gloire où l’Europe était encore un pays chrétien, où la chrétienté une habitait cette contrée façonnée à l’image de l’homme, où un seul intérêt commun unissait les frontières les plus éloignées de ce vaste royaume spirituel ». Or le protestantisme a sapé par la base et ruiné cet édifice incomparable. Sans doute le mouvement de la Réforme contre le pouvoir abusif d’un clergé corrompu qui opprimait les consciences fut légitime à son origine. Mais le protestantisme a eu le tort irréparable de briser l’unité chrétienne, de détruire « le cosmopolitisme de l’intérêt religieux », de perpétuer la scission au sein de l’indivisible Église : « c’est un gouvernement révolutionnaire qui se déclare permanent ». Essentiellement négatif et destructeur, il dessèche la foi en instituant un culte fanatique de la lettre biblique. Destitué de force plastique créatrice, figé dans une théologie aride, incapable d’enfanter une poésie vraiment vivante et féconde, il s’allie à l’ennemi irréconciliable de la religion, à l’esprit « philosophique », au « rationalisme » moderne. En France puis en Allemagne, « l’ère des lumières » déclare la guerre à la religion et frappe d’anathème tout ce qui est objet d’enthousiasme, l’imagination et le cœur, la moralité et le sens artistique. L’œuvre de dissolution inaugurée par Luther aboutit ainsi, en développant ses conséquences logiques à l’athéisme intégral du xviiie siècle et à l’anarchie sanglante de la Révolution française.

Sévère pour le protestantisme, Novalis n’est rien moins qu’un apologiste du catholicisme. Et l’on n’a pas le droit de le confondre avec le petit groupe des convertis romantiques qui, comme Frédéric Schlegel se détachent de la Réforme par haine du rationalisme et s’en vont finalement chercher l’apaisement de leurs inquiétudes intellectuelles et morales dans la foi stricte et impérative de la Sainte Église catholique et romaine. Sans doute Novalis, dans son aversion pour les déclamations émancipatrices de l’ère des lumières, va aussi loin que possible dans l’admiration pour la discipline catholique. Il approuve le Souverain Pontife, le chef de la chrétienté, de s’être opposé jadis, en sa haute sagesse, « au développement insolent de certaines facultés humaines, ainsi qu’à des découvertes prématurées et dangereuses dans le domaine du savoir ». Il regarde comme une excellente mesure l’interdiction du mariage des prêtres. Il fait une brillante apologie de l’ordre des Jésuites en qui il voit une des plus merveilleuses créations de l’esprit ecclésiastique, une tentative grandiose pour rétablir la papauté dans sa gloire ancienne ; et il prédit que les Jésuites, réfugiés en Russie depuis la dissolution de l’ordre par Clément XIV, continueront certainement leur œuvre et reviendront, peut-être sous un nom différent, dans leur ancienne patrie. Ou bien encore il s’associe, dans ses Cantiques spirituels, à la dévotion catholique pour la Vierge Marie, pour la « Dame de la Chrétienté, sainte et merveilleusement belle » et lui dédie quelques-uns de ses hymnes les plus touchants. Mais rien ne serait plus erroné que de prendre texte de ces passages pour prétendre que Novalis ait incliné, lui aussi, vers le catholicisme romain comme son ami Schlegel et se serait finalement converti à son exemple. Le mysticisme de Novalis plane en réalité au-dessus des divergences confessionnelles. Rien de plus éloigné de sa pensée que le dogmatisme rigoureux et le strict traditionnalisme du catholicisme. Il voit un frère, un « chrétien » comme lui, non pas seulement dans tous ceux qui révèrent comme lui le Christ, mais aussi dans le panthéiste qui choisit librement son médiateur dans l’univers entier, ou plus généralement dans tout homme susceptible d’émotion religieuse, d’enthousiasme pour le Divin. Peu lui importent, dès lors, les formes contingentes sous lesquelles la religion une et éternelle se manifeste en ce monde. La forme extérieure du catholicisme est, aux yeux de Novalis, caduque et périmée. « La vieille papauté, écrivait-il en 1799, est couchée au tombeau et Rome est pour la seconde fois une ruine ». Il ne travaille pas à une restauration des formes religieuses du passé mort. Ses regards sont dirigés vers l’avenir. Il aspire à l’avènement d’une religion universelle ou s’uniraient tous les peuples de la terre, d’une Église universelle où communieraient, sans distinction de nationalité, toutes les âmes éprises de sainteté.

Ce rêve mystique de Novalis n’était pas seulement une fantaisie individuelle jaillie du cœur et de l’imagination d’un poète inspiré. Il traduisait des aspirations communes, vers cette époque, à une foule d’âmes religieuses. Il semble bien qu’il y ait eu, à ce moment un élan tout à fait sincère et assez touchant vers un idéal de concorde et d’union spirituelle. De toute part s’affirment ces aspirations iréniques à la fraternité religieuse : chez les piétistes qui rêvent de fonder, au-dessus des confessions particulières une communion universelle des âmes, — chez les Frères Moraves qui cherchent à organiser des groupements « philadelphiques » englobant l’universalité des fidèles du Christ, — chez les Francs-maçons, qui poursuivent l’idée de la régénération morale de l’humanité par le moyen d’une association occulte de penseurs et de philanthropes, — chez les illuminés mystiques qui prophétisent la venue du royaume de Mille ans, — chez les théosophes qui veulent grouper dans le « Temple mystique nouveau » toutes les croyances du passé, — chez les représentants de l’idéalisme philosophique qui travaillent à établir un compromis entre la foi et la science, — chez un Fichte qui veut unir dans son christianisme johannitique les chrétiens de toute confession, — chez un Schleiermacher qui, par delà les Églises visibles, rêve une « cité de Dieu », patrie de toutes les âmes religieuses, république sacerdotale où chacun est à son tour chef et sujet, prêtre et fidèle. D’une façon générale les premières années du xixe siècle apparaissent comme une époque de transition où s’annonce un renouveau de foi religieuse, mais où subsiste encore cet esprit de large tolérance qui animait les grands représentants de l’ère des lumières. Fortement imprégnée de rationalisme et de culture classique, éprise de l’idéalisme kantien et du néo-hellénisme de Goethe et Schiller, l’Allemagne est profondément attachée à la foi chrétienne mais sans bigoterie ni fanatisme. La reine Louise que la nation révère à l’égal d’une sainte et comme le type idéal de la femme chrétienne cherche une consolation, aux heures de détresse, non seulement dans la Bible mais aussi dans les œuvres du « grand païen » Gœthe. Les représentants les plus illustres de l’époque, un Stein, un Scharnhort ou un Gneisenau, un Arndt, un Kœrner ou un Schenkendorf, sont des chrétiens convaincus ; mais leur piété n’a rien d’ascétique et se concilie le mieux du monde avec l’effort vers la haute culture ou avec l’action virile. Dans les ouvrages de piété de l’époque, la polémique et la dogmatique passent au second plan : c’est la personnalité et la religion de Jésus que l’on tâche de mettre en lumière ; et à cet égard il n’y a presque plus de divergences entre des catholiques comme Wessenberg ou Sailer, des supranaturalistes comme Storr, des rationalistes comme Gonz ou Gittermann et des piétistes comme de Valenti ou Nicolas de Brunn. De même les livres d’édification les plus répandus comme l’Ami de la maison de Hebel, les Heures de recueillement de Zschokke, les Paraboles de Krummacher sont animés d’un sincère libéralisme. De toute part s’élèvent au sein du protestantisme des voix qui réclament l’union en une seule Église évangélique des luthériens et des calvinistes. Il se trouve même des théologiens de profession comme Rothe qui croient entrevoir, après la période des divisions religieuses, l’avènement d’une ère de synthèse et espèrent la réconciliation finale du protestantisme et du catholicisme en un « catholicisme spéculatif, positif, rationnel ».

Ce sont là les dispositions qui se reflètent dans la religion de Novalis. Il ne faut point y voir un défi porté à la raison et à l’instinct scientifique, une déclaration de guerre à l’esprit moderne, une tentative de restaurer la foi catholique du moyen âge. Elle est un mysticisme enthousiaste et compréhensif qui se sent en communion avec tous ceux qui pressentent dans l’univers un principe divin et s’efforce d’unir en un même élan d’adoration et d’amour ceux qui aspirent au « retour à Dieu », à la réalisation graduelle du Divin dans le monde.