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Novalis (Lichterberger)/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Bloud et Cie (p. 179-238).

CHAPITRE VI


L’ŒUVRE POÉTIQUE DE NOVALIS

I

Nous avons esquissé au chapitre précédent les grandes lignes de la cosmologie et de la religion de Novalis, telles qu’elles nous apparaissent dans ses fragments et ses opuscules en prose. Mais Hardenberg n’est pas un pur spéculatif. Il est d’abord et surtout un Voyant, un intuitif. Et il ne s’est pas borné à exprimer ses intuitions sous forme de théories philosophiques et de réflexions abstraites. Il s’est efforcé aussi de les présenter d’une façon concrète, sous forme de symboles, au moyen d’œuvres poétiques. Le penseur qui voyait dans l’univers un produit de l’imagination et détrônait l’antique Fatalité pour remettre aux mains de la Poésie le soin de tisser la destinée du monde, devait tout naturellement tenter d’exposer ses idées non pas seulement en une Encyclopédie philosophique, mais dans le cadre de fictions artistiques. L’œuvre littéraire de Novalis, que nous allons examiner maintenant est ainsi le complément nécessaire de l’œuvre du fragmentiste que nous avons considérée jusqu’à présent. On peut même dire, je crois, que Novalis s’est exprimé d’une manière plus vivante, plus significative et plus complète dans ses productions poétiques que dans ses écrits spéculatifs.

Hardenberg a été poète lyrique et romancier. Sur le poète lyrique l’essentiel a déjà été dit plus haut. Nous avons étudié son œuvre capitale, les Hymnes à la nuit avec assez de détails pour qu’il soit superflu de revenir sur ce sujet. Nous avons aussi mentionné et cité à diverses reprises, les Cantiques spirituels composés par Novalis, entre 1799 et 1800 et publiés dans l’Almanach des Muses pour 1802. Il nous suffira d’ajouter, ici, que ce sont ces hymnes pieuses dont quelques-unes ont été insérées dans les recueils de cantiques pour les églises évangéliques et servent aujourd’hui encore à l’édification des fidèles, qui ont fondé la réputation populaire de Novalis. Et de fait, ces cantiques que Frédéric Schlegel qualifiait de « divins » et plaçait à côté des plus belles poésies du jeune Gœthe, ces chants religieux où la critique contemporaine vante aujourd’hui encore « l’extraordinaire limpidité de la forme, l’émotion dénuée de toute emphase, de tout ornement littéraire, la mélodie simple et entraînante de la versification » inaugurent, comme on l’a dit, une date nouvelle dans l’hymnologie évangélique. À une époque où les chants d’église ne faisaient guère que développer de plats lieux communs de morale, Hardenberg a su découvrir à nouveau la source profonde de l’émotion religieuse. Aucune traduction, malheureusement, ne saurait donner une idée, même lointaine, du charme prenant de ces strophes toutes simples et unies. Il faut lire dans l’original des pièces comme le célèbre hymne à Jésus Wenn ich ihn nur habe, ou l’hymne à la Vierge Ich sehe dich in tausend Bildern pour sentir le prix de ces effusions ingénues comme une prière d’enfant et que nous n’hésitons pas à placer, avec les lieder spirituels de Bach, parmi les créations les plus pures et les plus touchantes du génie lyrique religieux de l’Allemagne.

Ayant ainsi brièvement rappelé les titres de gloire de Novalis comme poète lyrique, nous passons tout de suite à l’étude de ses deux grandes œuvres épiques, le fragment du Disciple à Saïs et surtout Henri d’Ofterdingen.

Si comme penseur, Novalis a puisé, nous l’avons vu, à des sources très diverses, il n’a guère subi, comme auteur de romans, qu’une seule influence vraiment importante, celle de Gœthe. C’est dans Wilhelm Meister qu’il a trouvé, de son propre aveu, le modèle dont il s’est inspiré pour son œuvre capitale, Ofterdingen.

Frédéric Schlegel avait, dans ses Fragments de l’Athenœum émis cet aphorisme retentissant et paradoxal : « La Révolution française, le Système de la Science et Wilhelm Meister, sont les trois plus grandes idées directrices de ce siècle ». Et l’on constate en effet que si l’idéalisme fichtéen et la doctrine du subjectivisme absolu ont exercé une influence profonde sur la pensée des romantiques, ils ont trouvé, d’autre part, dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister le type classique du roman, une forme d’art nouvelle dont ils ont profondément senti l’originalité puissante et l’exceptionnelle valeur poétique.

Dans un article de l’Athenæum, capital pour l’histoire du romantisme allemand, Schlegel analyse longuement le roman de Gœthe qui lui paraît avoir pour l’art moderne la même importance que les chefsd’œuvre de Sophocle pour le drame antique. Dans cette œuvre qui débute modestement comme une description de la vie de théâtre pour s’épanouir peu à peu en une étude profonde sur l’art de la vie et sur l’éducation de l’humanité, il note la profondeur symbolique et philosophique s’alliant à l’objectivité et au réalisme le plus vivant et le plus plastique ; — il signale l’ironie du poète qui semble en quelque sorte planer au-dessus de son œuvre et la contemple avec un sourire détaché sans la prendre tout à fait au sérieux ; — il reconnaît enfin un incomparable poème en prose, écrit dans une langue merveilleuse, imprégnée d’une beauté véritablement musicale. Wilhelm Meister lui apparaît, en un mot, comme une sorte de « Somme » poétique de la culture moderne tout entière. Ce n’est pas un roman, c’est le roman par excellence.

Or ce jugement est celui de tout le cercle des premiers romantiques. Partout le chef-d’œuvre de Gœthe est lu, admiré, imité. De toute part on voit surgir des imitations. Dans le Titan de Jean-Paul, dans le Sternbald de Tieck, dans la Lucinde de Frédéric Schlegel, dans le Florentin de Dorothée Veit, pour ne parler que des œuvres les plus connues, l’influence de Wilhelm Meister apparaît d’une façon irrécusable.

Cette influence s’observe aussi très distinctement chez Novalis. Il dévore le roman dès son apparition, à partir de 1795, si nous en croyons le témoignage de son ami le bailli Just. Son journal intime après la mort de Sophie, montre en tout cas qu’en 1797, il l’étudie minutieusement et le prend à tout instant pour thème de ses méditations. Il arrive à le connaître presque par cœur. Et il commence par l’admirer passionnément.

Il y voit d’abord ce que l’on pourrait appeler l’éducation esthétique de l’idéaliste. Wilhelm Meister est en effet idéaliste au début du roman de Gœthe et il reste idéaliste au dénouement. Dans l’intervalle il a appris l’art de « vivre en beauté ». Il a reconnu que, s’il est en droit de mépriser la platitude de la vie bourgeoise vouée au commerce, à la poursuite du gain, aux jouissances matérielles, il ne trouvera, d’autre part, la vie en beauté ni chez les comédiants bohèmes et médiocres d’âme, ni chez les représentants frivoles et dégénérés de l’aristocratie de naissance, ni même chez la « belle âme » absorbée dans la contemplation de son moi et dans un souci infécond de perfection intérieure, mais bien auprès des aristocrates supérieurs comme Lothario ou Nathalie, chez qui la spiritualité sous sa forme la plus haute s’allie harmonieusement à l’activité créatrice, au dévouement fécond à la collectivité. L’enthousiaste naïf qu’est Wilhelm à son entrée dans la vie apprend ainsi à reconnaître que le véritable idéaliste est l’homme capable de créer le Beau et le Bien par un effort de volonté libre et réfléchie. Or c’est là une idée chère entre toutes à Novalis. Aussi exalte-t-il d’abord la grande œuvre de Gœthe en des accents presque lyriques. Wilhelm Meister lui paraît essentiellement « romantique » par sa morale et sa philosophie. Surtout il y voit une œuvre d’une forme achevée et définitive qui se révèle par la magie du style, « par la caresse insinuante d’une langue polie, agréable, simple et cependant variée dans l’expression », par le choix et la répartition des épithètes, par la maîtrise dans l’art de présenter et de décrire les choses, par la virtuosité avec laquelle l’auteur fait alterner le récit et les conversations, la peinture des caractères, les réflexions et l’intrigue, par l’ironie romantique qui enveloppe le tout, par la beauté unique de « cette merveilleuse ordonnance romantique qui ne tient nul compte du rang ni de la valeur des objets, pour qui il n’y a ni premier ni dernier, rien de grand ni de petit ». Novalis salue en Wilhelm Meister une œuvre véritablement classique, « le roman en soi, sans épithète. » Gœthe est à ses yeux, « le Vicaire de la Poésie sur terre. » Il peut, sans doute, et même il doit être dépassé, mais de la façon seulement que les Anciens peuvent être surpassés, par le contenu et la force, par la diversité et la profondeur : en tant qu’artiste, en revanche, il est unique et exemplaire.

Mais Novalis ne s’en tient pas à ce jugement. À mesure qu’il étudie davantage le roman de Gœthe il est plus frappé par une autre tendance qui ne lui était point apparue d’abord de manière choquante mais qui peu à peu s’impose à son esprit avec une croissante insistance et lui inspire une aversion toujours plus décidée. Wilhelm Meister ne nous décrit, en effet, pas seulement l’éducation esthétique de l’idéaliste. On peut dire aussi qu’il nous montre la conversion d’un idéaliste anti-rationaliste à un réalisme rationaliste partiel. C’est même cet aspect de l’œuvre qui nous frappe le plus aujourd’hui. Nous admirons comment Gœthe sait concilier harmonieusement la raison avec l’imagination et le sentiment, la science avec la poésie, l’effort idéaliste vers la culture et la beauté avec l’effort réaliste vers la prospérité et le bonheur, les aspirations infinies de l’Esprit absolu avec la vie bornée de la créature finie. Gœthe ne s’est pas borné à sentir la laideur de l’homme destitué de poésie et d’idéal qu’il a incarné dans le personnage de Werner ; il nous a montré aussi, dans Mignon, les dangers d’une ardeur idéaliste désordonnée et désharmonique. Il reste résolument attaché à la terre, alors que les romantiques méprisent l’élément terrestre, réel, fini de notre nature et de notre vie. Novalis perçoit dès lors, avec une netteté croissante, la divergence essentielle qui le sépare de son maître tant admiré et son jugement sur Wilhelm Meister se fait toujours plus sévère. Il s’irrite de trouver que Gœthe a, comme les Anglais, « d’instinct le sens économique ». Il réprouve dans son roman « un Candide dirigé contre la poésie », un livre foncièrement prosaïque et moderne, où l’élément romantique, la poésie de la nature, le merveilleux, le mysticisme sont de propos délibéré, écartés ou annihilés. « L’athéisme poétique, déclare-t-il, voilà l’esprit qui règne dans ce livre ». C’est au fond une histoire familiale et bourgeoise, un « pèlerinage vers le diplôme de noblesse ». Au total : « un livre néfaste et stupide, plein de prétention et de préciosité, prosaïque au suprême degré pour ce qui est de l’esprit, si poétique qu’en soit la forme, un pamphlet contre la poésie et la religion ».

Novalis flotte ainsi, à l’égard de Wilhelm Meister, entre l’enthousiasme et l’exaspération. Il y trouve un modèle accompli du roman, un spécimen merveilleux et unique d’une forme littéraire nouvelle, une œuvre poétique entre toutes au point de vue de la forme. Il salue en Gœthe le grand initiateur de la poésie moderne. Mais il s’irrite de voir la virtuosité prodigieuse de ce maître de la technique poétique au service d’une conception de la vie qu’il exècre et qu’il méprise. Le roman gœthéen s’impose à son respect et à son imitation. Et en même temps il reconnaît avec une croissante évidence que le roman « romantique » dont l’idéal flotte devant son imagination, doit être quelque chose de tout différent, quelque chose d’opposé même à ce Wilhelm Meister qu’il aime et qu’il hait tout à la fois.

II

La première tentative de Novalis pour exprimer ses intuitions sous la forme d’une fiction romanesque date de l’époque où il étudiait les sciences naturelles à Freiberg sous la direction de Werner et où il s’efforçait de préciser la notion de cette philosophie de la nature, de cette « physique supérieure » dont les grandes lignes s’organisaient à ce moment dans son esprit.

Le cadre de son roman lui fut fourni par une légende très répandue à ce moment dans les milieux occultistes. Les Alchimistes et les Franc-maçons théosophes avaient coutume de faire remonter leurs traditions hermétiques aux mystères égyptiens d’Isis dont le culte était célébré dans le temple de Saïs. Schiller s’était emparé de ce motif, d’abord dans son traité sur la Mission de Moïse. Il y présentait le temple de Saïs comme une haute école de sagesse où l’on enseignait la doctrine de l’unité de Dieu et de l’immortalité de l’âme, où l’initié qui, sous la direction de l’hiérophante, était conduit graduellement des ténèbres vers la lumière, s’élevait finalement à l’intuition de la cause unique de l’univers, de la force primordiale de la nature, de l’Être suprême d’où jaillissent par émanation tous les autres êtres. Puis, dans sa poésie philosophique l’Image voilée à Saïs (1795), il utilisait le même motif pour exprimer sous forme symbolique la conviction kantienne que l’intuition de l’Absolu est refusée à tout jamais à l’homme. Une loi mystérieuse interdit au néophyte de soulever le voile de la statue qui trône au fond du temple de Saïs. Malheur au téméraire qui osera enfreindre l’ordre tutélaire de la divinité ! Il possédera la science, mais cette science maudite sera mortelle à son bonheur et le sacrilège s’acheminera à sa fin à travers un morne désespoir.

Novalis emprunte à Schiller ce thème poétique, mais pour lui donner un sens tout différent. Le temple de Saïs devient, dans son imagination, l’image idéale de cette Académie de Freiberg, où il est venu chercher la révélation du mystère de la nature. Dans le Maître de Saïs qui groupe autour de lui les disciples attentifs et recueillis, dans le Sage qui a été investi de la haute mission d’annoncer aux néophytes de la science l’évangile sublime de la nature, on reconnaît sans peine le grand géologue Werner, dont la doctrine et la personnalité inspiraient à Novalis autant d’enthousiasme que de respect. Enfin Hardenberg se dépeint lui-même, dans son roman, sous les traits de l’un des jeunes gens qui cherchent auprès du Maître, la révélation qui apaisera leur nostalgie. Ce disciple, nous est-il dit, est moins adroit que les autres, moins expert dans l’art de découvrir les trésors de la nature. Il ne comprend pas tout à fait le Maître ; mais il sent que celui-ci le comprend, qu’il ne prononce pas une parole qui soit contre son sentiment. Le Maître a pour lui de l’affection : il le laisse s’absorber dans ses pensées, tandis que les autres se répandent au dehors. Et ainsi toutes les choses le ramènent à lui-même « J’aime, confesse-t-il, les amoncellements et figures étranges que renferment les salles de collections du Temple ; mais j’ai l’impression que ce ne sont là que des symboles, des voiles, des parures, disposés autour d’une image divine merveilleuse, et cette image occupe sans cesse ma pensée. Je ne la cherche point ; mais je cherche parmi ces trésors du temple. C’est comme s’ils devaient me montrer le lieu où, plongée en un profond sommeil, demeure la Vierge vers qui soupire mon âme ». Et parmi le va et vient affairé des néophytes, le disciple attend, dans le silence et le recueillement, la révélation ineffable qui lui fera voir enfin la Vierge que pressent sa nostalgie, l’Image mystérieuse du temple de Saïs. Le kantien Schiller vouait à la mort l’impie qui prétendait voir en face à face la divinité redoutable. Le mystique romantique déclare au contraire : « S’il n’est point donné aux mortels de soulever le voile, il nous faut donc tenter de devenir immortels. Qui renonce à le soulever, n’est pas un vrai disciple de Saïs ! »

Il n’y a, d’ailleurs, ni intrigue, ni description de milieu dans cet étrange roman. Les êtres de rêve qu’évoque l’imagination de Hardenberg nous apparaissent comme à travers un brouillard et se meuvent en un décor indécis et irréel, comme en dehors du temps et de l’espace. On nous donne seulement une série de conversations ou plutôt d’effusions lyriques où s’exhale cette nostalgique tendresse pour la nature qui hante les habitants du Temple. Nous entendons les disciples s’entretenir de leur commune aspiration à une révélation plus intime de la nature et des voies divergentes, par lesquelles ils cherchent à s’élever aux suprêmes intuitions. Puis surgit, dans le temple devenu désert, la voix plaintive des choses, des collections — pierres ou métaux, animaux ou plantes que l’homme a arrachés violemment de leur lieu natal pour les grouper artificiellement en des vitrines de musées — qui pleurent la rupture de l’antique alliance et la folie de l’homme qui au lieu de rester un organe inspiré de la vie du Tout, « une voix accompagnatrice », s’est détaché du concert universel pour s’isoler égoïstement et exercer sur les choses une domination tyrannique. Plus loin nous voyons apparaître un groupe de Voyageurs : ils cherchent à travers le monde la trace du Peuple originel disparu, qui habitait la terre à l’âge d’or et s’efforcent de retrouver quelques débris du « sanscrit primitif », de la langue sacrée qui unissait jadis ces êtres royaux au monde supra terrestre. Et dans ces entretiens, dans ces effusions, dans ces élégies, nous voyons reparaître s’entrecroiser, se développer en mille variations, les thèmes déjà exposés plus haut, de la philosophie de la nature de Novalis. Le poète cherche à faire naître en nous par la musique pénétrante de son lyrisme, l’intuition du grand mystère des choses, l’aspiration à l’âge d’Or, au rétablissement de l’Unité rompue, l’élan de l’âme vers une sagesse née de l’amour et de la poésie, supérieure infiniment aux spéculations de la raison, vers le règne de l’Éternité où l’homme, libéré enfin de l’illusion dualiste, reprendra sa place dans la symphonie universelle, se sentira de nouveau un avec la nature et avec Dieu.

Comment devait s’achever le Disciple à Saïs ? On est réduit, sur ce point à de très incertaines conjectures. Dès les premières pages du fragment, Novalis nous parle d’un Enfant merveilleux et énigmatique qui était demeuré quelque temp asu Temple. « À peine était-il arrivé que déjà le Maître voulait lui remettre l’enseignement. Il avait de grands yeux sombres avec un fond bleu comme l’azur du ciel. Son teint brillait de l’éclat des lys et ses cheveux bouclés étaient pareils aux petits nuages clairs qui s’illuminent quand vient le soir. Sa voix nous pénétrait l’âme, et nous lui aurions donné volontiers nos fleurs, nos pierres, nos plumes, tout ce que nous possédions. Son sourire était empreint d’une gravité infinie et un bonheur indicible emplissait nos cœurs en sa présence ». Ce mystérieux Messie de la nature — que Novalis a chanté aussi dans ses hymnes théosophiques, — devait évidemment reparaître dans la suite du roman et jouer un rôle capital. « Un jour il reviendra, avait annoncé le Maître aux disciples, et il vivra parmi nous : alors les leçons prendront fin ». Et nous lisons, en effet, dans une esquisse jetée sur le papier par Novalis, quelques indications sommaires sur le dénouement qui flottait devant l’imagination du poète : « Métamorphose du temple de Saïs. Apparition d’Isis. Mort du Maître. Rêves dans le Temple. Atelier de l’Archée. Arrivée des dieux grecs. Initiation aux mystères. Statue de Memnon. Voyage aux Pyramides. L’Enfant et son prophète. Le Messie de la nature. Nouveau Testament et Nature nouvelle surgissant comme la nouvelle Jérusalem. Cosmogonies des Anciens. Divinités indoues ». Il n’est plus possible, évidemment, de restituer avec quelque certitude, à l’aide de ces brèves notations, la conclusion que Novalis se proposait de donner à son roman, On aperçoit seulement qu’elle devait présenter de significatives analogies avec le dénouement d’Ofterdingen que nous indiquerons tout à l’heure, et décrivait, sans doute, comme celui-ci, la rédemption de la nature et le retour à l’Unité originelle.

Quoi qu’il en soit, Hardenberg a laissé inachevé son roman. Il semble avoir songé un instant, au début de 1800, à le remanier dans l’esprit de Jacob Bœhme, en lui donnant une signification « véritablement symbolique ». La mort l’empêcha de mettre à exécution ce projet. Et il ne semble pas que nous ayons à le regretter. Nous rencontrons dans le Disciple à Saïs le même fond d’idées que dans les Fragments. Et le premier roman de Novalis, n’est, en effet, guère autre chose qu’une suite de dialogues philosophiques où se trouvent exprimées sous une forme tout à la fois abstraite et lyrique, les diverses solutions que le cercle romantique donnait vers ce moment à l’énigme de la nature. Novalis n’a pas encore trouvé l’art de dire sa pensée à l’aide d’images concrètes, au moyen de symboles mythologiques. Ce progrès, il l’accomplit dans Ofterdingen que nous allons étudier maintenant.

III

C’est vers le début de 1799, peu de temps après ses fiançailles avec Julie Charpentier, que Novalis semble avoir conçu le projet de son Ofterdingen. Frédéric Schlegel se dispose vers ce moment à lancer dans le public allemand sa Lucinde, ce manifeste paradoxal et volontairement offensant de l’esthétisme et de l’immoralisme romantique, contre la morale « économique », le plat rationalisme et le prudent utilitarisme du « philistin ». Novalis vient de lire en manuscrit le roman de son ami. C’est alors que, dans une lettre du 27 février à Caroline Schlegel, il annonce à sa correspondante qu’il travaille, lui aussi, à un grand roman qui sera, d’ailleurs, radicalement différent de celui de son ancien camarade. Chez l’un tout est en style d’église ou de temple dorien, chez l’autre tout en style corinthien. Il espère avoir terminé sous peu la première partie de l’ouvrage. Il forme d’ailleurs le dessein, ajoute-t-il, de consacrer sa vie entière à l’élaboration d’un roman unique — qui formera peu à peu toute une bibliothèque et décrira peut-être « les Années d’apprentissage d’une nation ». Il pense, par ce projet grandiose, donner satisfaction à ses aspirations historiques et philosophiques. Et il projette, pour se préparer à cette tâche grandiose, un voyage dans le Nord et dans le Sud de l’Europe, en Norvège et en Écosse d’une part, dans l’Archipel grec de l’autre. — Il semble difficile, encore que le nom même du héros ne soit nulle part prononcé dans cette lettre, qu’il puisse s’agir d’un autre projet que de celui d’Ofterdingen. Novalis aura ainsi conçu, dès l’abord, la grande œuvre poétique à laquelle il se proposait de consacrer la meilleure partie de sa vie, d’une part comme un roman cosmologique, d’autre part comme une sorte de contrepartie romantique des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister.

Sur la composition même du roman, nous savons peu de chose. Si nous en croyons un témoignage de Tieck, Novalis aurait trouvé, au printemps de 1799, un récit de la légende d’Ofterdingen dans la bibliothèque de son ami le major (plus tard général) von Funck. Il aurait ensuite composé la première partie presque tout entière pendant l’hiver de 1799 à 1800, au cours duquel il séjourne le plus souvent dans un lieu solitaire de la « güldne Aue » en Thuringe. Dès le 31 janvier 1800, dans tous les cas, il annonce à Frédéric Schlegel que son roman est « à peu près terminé » et qu’il le lui enverra prochainement. Vers la mi-avril en effet la première partie d’Ofterdingen est achevée, recopiée et communiquée en manuscrit aux amis du poète. Leur jugement paraît avoir été assez sévère. Dans une lettre du 18 juin à Frédéric Schlegel, Novalis s’excuse en effet de « sa maladresse dans les transitions, de sa lourdeur dans la manière de traiter le cours agité de la vie ». Il aspire à écrire une prose plus souple. Il annonce à ses amis que la seconde partie sera le commentaire de la première, mais deviendra, sous le rapport du fond comme de la forme, bien plus poétique que celle-ci. Il prépare d’ailleurs, dès à présent, la publication de son roman qui doit paraître chez l’éditeur Reimer dans le même format et avec les mêmes caractères que Wilhelm Meister. Entre temps, et malgré la brusque aggravation de sa maladie qui se déclare au mois d’août, il rédige le début de la seconde partie. Au début de 1801 il aurait exprimé, si nous en croyons Tieck, l’intention de remanier entièrement son roman. La mort ne lui en laissa pas le temps. Et son Ofterdingen dut paraître inachevé en 1802, par les soins de ses exécuteurs testamentaires, Tieck et Frédéric Schlegel.

Le roman de Novalis devait être, dans la pensée de son auteur, la réplique du romantisme aux Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Goethe avait montré son héros se détournant de la poésie pour s’orienter vers l’action utile et pratique. Hardenberg se proposait, ainsi qu’il l’écrivait à son ami Tieck, d’écrire « une apologie de la poésie ». Il avait, dans ses fragments philosophiques, montré l’évolution qui mène l’humanité de l’illusion dualiste à la conscience de l’Unité universelle, du règne de la nécessité au triomphe de l’amour et de la poésie. Dans son roman il entendait retracer cette même évolution, non plus cette fois au moyen de formules métaphysiques abstraites, mais sous une forme concrète, en parant ses conceptions d’un vêtement poétique, en les incarnant en des personnages vivants, en les exprimant à l’aide d’images symboliques, de fictions mythologiques.

La première partie nous montrait l’humanité encore plongée dans l’illusion dualiste. Ofterdingen nous y était présenté comme une personnalité semblable à tous les mortels qui vivent au sein du mirage terrestre, — emprisonné dans sa nature empirique, dans son corps particulier, dans son moi individuel, à peine averti çà et là par des rêves ou des pressentiments de sa vie supérieure obscure et mystérieuse.

Au terme de la première partie, Novalis ouvrait devant l’imagination du lecteur des perspectives étranges et grandioses sur un monde nouveau. Klingsohr, dans un conte qui était à la fois une fiction poétique et une explication mythologique de l’univers, racontait la fin du mirage dualiste, la destruction du royaume du Soleil et l’avènement du règne de l’Éternité.

La seconde partie devait nous faire assister à la dissolution graduelle du monde réel dans le monde de la fiction et du rêve. Ofterdingen voyait s’évanouir peu à peu les barrières de l’individuation qui séparaient son moi des autres moi ; derrière la réalité terrestre, s’ouvrait pour lui le monde des Esprits. Par une extension graduelle de son moi il découvrait enfin l’unité du monde de l’Esprit et du monde de la nature, il apprenait à concevoir l’identité dernière où se confondent l’univers réel et la fiction mythologique, la destinée du monde et le conte de Klingsohr ; il devenait conscient de l’idéalisme magique, de la toute puissance créatrice de l’Esprit, du règne de la poésie.

Examinons successivement le roman de Novalis à ces diverses étapes.

IV

La première partie d’Ofterdingen s’ouvre dans le plan de la vie réelle et de l’illusion dualiste. Elle nous montre comment, dans une humble famille d’artisans, à Eisenach, au moyen âge, vers la fin du xiie ou le commencement du xiiie siècle, naît et se développe un génie poétique supérieur.

Le père de Henri d’Ofterdingen, dont Novalis, au début du roman, nous fait voir le paisible et modeste intérieur familial, n’est qu’un simple ouvrier en métaux, habile en son art et estimé de ses concitoyens, mais qui ne dépasse pas le niveau des gens de sa caste. Un instant, à l’époque de sa jeunesse, lorsque, compagnon alerte et amoureux, il résidait à Rome sous le beau ciel d’Italie, il a eu le pressentiment confus d’une vie supérieure. Un rêve prophétique lui a montré une fleur merveilleuse, vers laquelle il se sentait attiré par une étrange nostalgie. S’il avait deviné la signification cachée de ce songe, s’il avait été ému jusque dans les profondeurs de son être par le mystère entrevu, il aurait pu déchiffrer l’énigme du monde. Mais ce n’était qu’une nature moyenne. Le rêve est demeuré confus en son esprit. Il n’a même pas gardé le souvenir de la couleur de la fleur merveilleuse. Il a vu simplement, dans le songe prophétique, une exhortation à demander la main de la jeune fille qu’il aimait. Sans tarder il est rentré en Allemagne. Le vœu de son cœur a été exaucé. Et dès lors il a trouvé le bonheur dans l’amour de sa femme et dans l’accomplissement des humbles devoirs de la vie quotidienne. C’est un homme excellent qui mène une existence utile, saine et respectable. Mais le monde des réalités supérieures qui s’était entr’ouvert un instant pour lui, s’est à jamais refermé. Il est pris désormais sans retour dans l’illusion dualiste. Son sens droit, son intelligence claire, sa volonté active trouvent leur satisfaction en des tâches toutes pratiques. Il a désappris de rêver : les rêves énonce-t-il, ne sont que des bulles légères ; « Træume sind Schæume », comme dit le proverbe.

Dans la paisible demeure de l’artisan, cependant, grandit un fils, Henri. Son père a scrupuleusement respecté son individualité sans jamais chercher à l’influencer, sans la déformer par une éducation systématique. Il s’est développé en pleine liberté, selon la loi intime de son être. Et voici qu’en lui s’épanouit ce génie dont le germe s’était montré chez son père pour se flétrir aussitôt. Il se destinait aux études, il pensait devenir un savant, quand brusquement il a la révélation de la poésie. Un étranger mystérieux qui passait à Eisenach et avait reçu l’hospitalité sous le toit de l’artisan, lui parle d’une fleur bleue dont la description éveille en son âme un désir infini. Il s’endort plein d’une ardente nostalgie et de pressentiments confus. Et pendant son sommeil, il a un songe qui reproduit avec plus d’intensité, d’ampleur et de précision le rêve surgi jadis dans l’imagination juvénile de son père. Après un défilé rapide et incohérent d’impressions confuses et tumultueuses, une grande paix se fait en lui. Il lui semble qu’il chemine dans une forêt profonde ; puis, à travers un étroit couloir percé dans le rocher, il parvient enfin dans une grotte merveilleuse éclairée par un jet d’eau puissant qui jaillit jusqu’à la voûte pour retomber en une poussière d’étincelles dans un bassin profond. Poussé par une irrésistible impulsion, il se dévêt, se plonge dans l’onde cristalline dont le contact l’emplit d’une volupté infinie : il semble que chaque vague vienne caresser sa poitrine comme un sein délicat. Entraîné par le torrent lumineux vers le cœur même de la montagne, il cède peu à peu à un mol engourdissement traversé de rêves d’une indicible douceur. Puis il se réveille au sein d’un paysage féérique, baigné d’une lumière surnaturelle, sur un gazon tendre, au bord d’une source jaillissante, près de rochers d’un bleu sombre, sous un ciel d’un azur profond. « Mais ce qui l’attirait avec une irrésistible puissance, c’était une Fleur d’un bleu lumineux qui se dressait, svelte, près de la source qu’elle frôlait de ses larges pétales scintillantes. Autour d’elle se balançaient une infinité de fleurs multicolores et le parfum le plus exquis embaumait l’atmosphère. Lui, cependant, ne voyait que la Fleur bleue, et il la contemplait longuement avec une indicible tendresse. Il voulut enfin s’en approcher, quand soudain elle se mit à se mouvoir et à se transformer à ses yeux. Les feuilles, devenues plus brillantes, se serrèrent contre la tige qui grandissait, et la Fleur s’inclina vers lui, découvrant entre les pétales une large collerette bleue où flottait un visage délicat. Son doux émerveillement grandissait au fur et à mesure que se déroulait cette étrange métamorphose, quand soudain la voix de sa mère l’éveilla. Et il se retrouva dans la chambre familiale que doraient déjà les feux du matin ».

Ce rêve qui chez le père de Henri d’Ofterdingen s’était évanoui sans entraîner aucune conséquence notable, va décider, au contraire, de la vie entière du jeune homme. Lui aussi est repris, à son réveil, par l’illusion dualiste et rentre dans le royaume du Soleil. Mais il garde au fond du cœur le pressentiment ému d’une révélation ineffablement belle, d’une félicité inouïe. La Fleur bleue, la Sehnsucht romantique, l’aspiration nostalgique à un idéal inconnu, l’idée de l’Unité harmonieuse conçue comme le but sacré où tend le poète, ne quitte plus, désormais, sa pensée. Il ne saurait oublier cette vision qui lui a révélé une fois pour toutes le sens de la vie. La quête de la Fleur bleue devient à partir de ce jour, la raison d’être de son existence entière. Le poète est né en lui.

Ainsi s’affirme, dès le début, le contraste voulu par Novalis entre Ofterdingen et Wilhelm Meister. Les deux héros entrent dans la vie par un rêve significatif. L’un rêve d’une vie d’artiste, vouée tout entière au culte de la poésie. L’autre, rêve de la Fleur bleue, symbole du Désir romantique et de la Poésie idéaliste. Mais le premier se détourne de son rêve initial pour s’orienter vers la réalité terrestre et l’action pratique. Le second, au contraire, va se déprendre du monde et de ses agitations pour s’enfoncer dans son rêve merveilleux, jusqu’au moment où perçant à jour le mirage dualiste, il comprend que la vraie vie n’est que rêve et fiction, poésie et amour.

Un songe merveilleux marque donc l’entrée de Henri d’Ofterdingen dans la vie supérieure. Une série d’expériences qu’il fait au cours d’un voyage à Augsbourg où il se rend avec sa mère, en compagnie de quelques négociants, pour aller voir son grand père Schwaning, lui font prendre peu à peu conscience de sa mission de poète et de la mission de la poésie sur terre.

Ce sont d’abord les récits de ses compagnons de route qui ouvrent à Henri quelques perspectives sur le monde idéal. Les marchands, gens prosaïques mais qui ont beaucoup voyagé et beaucoup appris au cours de leurs pérégrinations, lui font connaître la poésie sous sa forme la plus primitive : des légendes et paraboles datant de l’époque lointaine où le poète était encore « à la fois augure, prêtre, législateur et médecin ». Ils lui content le mythe d’Arion, qui exalte sous une forme allégorique le pouvoir miraculeux du chant, puis, l’apologue du roi de l’Atlantide et de sa fille, qui aboutit au triomphe de l’amour et de la poésie. Et leurs récits naïfs évoquent, devant l’imagination émerveillée du jeune homme, ces âges lointains et bénis où « la nature entière était plus vivante et plus pleine de sens qu’elle ne l’est aujourd’hui », où le pouvoir du génie ne se faisait pas sentir seulement sur les hommes mais s’étendait aussi sur les animaux et les choses inanimées.

Les hasards du voyage conduisent d’abord Ofterdingen et ses compagnons dans un château fort, où des chevaliers revenus de la croisade, racontent au jeune homme leurs exploits et suscitent en lui une sainte ardeur.

Par eux il a la révélation de la Guerre, ce conflit farouche des forces actives et créatrices de l’Univers. À travers les récits enflammés des croisés, il comprend soudain ce qu’est « la vraie guerre », la guerre de religion, celle où « le délire humain apparaît sous sa forme la plus parfaite » ; il a l’intuition vivante de ce que sont les hommes d’action par excellence, les Héros qui écrivent l’histoire avec la pointe de leurs épées, et « ne sont que des forces cosmiques pénétrées d’une poésie instinctive ». — Dans ce même château il fait aussi la rencontre d’une jeune captive sarrazine, Suleima qui lui conte ses malheurs et lui inspire une très tendre affection. En l’écoutant, il prend conscience du charme pénétrant et mystérieux de l’Orient romantique, cette terre enchantée, surgie comme une île bienheureuse au milieu des sables arides, où les hommes sont généreux, hospitaliers et tolérants, où la nature elle-même est plus humaine et comme pénétrée de raison. Et, devant cette révélation qui l’enchante, il se prend à rêver d’une réconciliation entre l’Orient et l’Occident. Le Saint-Sépulcre, lui explique Suleima, aurait pu, si les chrétiens n’avaient pas voulu, dans leur impatience, le conquérir de force, devenir le berceau d’une heureuse entente entre l’Europe et l’Asie, l’origine d’une alliance bienfaisante et éternelle entre les deux grandes civilisations de l’humanité.

Après avoir quitté le château des croisés, les voyageurs s’engagent dans une contrée abrupte et rocheuse. Là, dans une auberge de village, Ofterdingen rencontre le maître mineur Werner qui éveille en lui la curiosité du monde souterrain et l’initie au mystère des profondeurs intimes de la nature.

Par ses récits le jeune homme apprend à connaître l’existence des travailleurs obscurs et patients, qui explorent les entrailles de la terre pour lui arracher ses trésors et ses secrets. C’est une vie simple, dure et rude que vivent les mineurs, — une vie bénie de Dieu pourtant, car il n’est aucun art qui rende ses adeptes plus heureux et plus dignes, qui éveille mieux la foi en une sagesse et une providence éternelles, qui conserve mieux dans sa pureté originelle l’innocence et l’enfantine candeur de l’âme. Le mineur naît pauvre, et pauvre il s’en retourne à la terre. Il lui suffit de savoir où se trouvent les métaux précieux et de les amener à la surface. Mais leur éclat trompeur ne peut rien sur son cœur pur. Exempt de toute folie dangereuse, il jouit plus de leurs formations merveilleuses et de l’étrangeté de leur origine, que de leur possession avec toutes ses promesses. Il garde ainsi le contentement intérieur et un cœur d’enfant. Et il vit conformément à la loi naturelle : « La nature, explique le maître mineur, ne veut pas être la propriété exclusive d’un seul. Elle transmue toute propriété exclusive en un poison mauvais qui met en fuite la paix, et allume chez le riche la pernicieuse cupidité, avec son cortège de soucis infinis et de sauvages passions. Elle mine ainsi en secret le sol sous le posesseur et l’enfouit bientôt dans le gouffre qui s’ouvre sous ses pas, pour circuler de main en main et satisfaire de la sorte son penchant d’appartenir à tous ».

Ainsi le mineur ne va pas chercher l’or pour le posséder, mais au contraire pour le répandre partout et libérer ainsi le monde de la domination que le précieux métal fait peser sur lui. Et dans une poésie étrange et mystérieuse, Novalis, par la bouche du maître mineur nous conte le mythe alchimique de l’Or. En un château invisible, au centre de la terre où il est tombé « du fond des Océans profonds », réside le Roi des métaux, le Primat de la nature minérale, le fils glorieux et pur de la matière cosmique, de l’Eau-mère primitive. Il trône là, dans sa tranquille majesté, en rapport avec le monde des astres dont les sources limpides, ruisselant à travers la toiture du palais, viennent lui conter les merveilles. Un beau jour, cependant, sa royauté, d’abord cachée au plus profond de la terre, a été révélée aux hommes. Et ceux-ci, bientôt asservis par la séduction qui émane de l’Or se sont pressés, avides, autour du palais. Quelques-uns seulement — les mineurs — plus audacieux et plus avisés, ont formé le dessein de miner sa demeure, de mettre au jour sa retraite. S’ils réussissent, s’ils parviennent à découvrir l’Empire intérieur, alors le sortilège qui envoûte les hommes sera brisé, alors luira le jour de la liberté, car l’Or en se répandant sur la terre, aura cessé d’exciter les convoitises et la cupidité. Et le vieil océan, libre enfin de ses liens, envahira le château désert et, sur ses molles ailes d’émeraude, nous ramènera au sein de notre patrie.

Sous la conduite du maître mineur, cependant, Henri et quelques-uns de ses compagnons vont visiter une caverne profonde, que la superstition populaire peuple de dragons, de monstres et d’apparitions redoutables.. Ils y rencontrent un noble ermite, le comte de Hohenzollern, qui s’est retiré dans cette austère solitude, loin du monde, au fond d’une grotte, près du tombeau de son épouse, Marie de Hohenzollern. Le maître mineur avait initié Henri d’Ofterdingen au mystère de la nature. Auprès du noble ermite il va trouver la révélation de l’Histoire.

De la science de la nature à l’histoire, la transition est en effet, pour Novalis, naturelle et presque insensible. La « physique » n’est autre chose — nous nous en souvenons — que l’histoire primitive de la terre. Les vastes cavernes où s’entassent les ossements d’animaux étranges et puissants, nous remémorent l’époque sauvage où, au sein d’une nature redoutable et violente, des monstres terribles menaient une vie dangereuse et précaire. Et les assises même du globe, les masses grandioses des montagnes, les océans tempétueux sont les témoins muets des convulsions formidables, des enfantements pleins d’horreur, parmi lesquels notre terre jaillit du chaos primitif et s’achemina peu à peu vers sa destinée. Le mineur passe ainsi sa vie au milieu des archives préhistoriques du monde. Il est selon la formule de Novalis, un « astronome à rebours », qui fouille les entrailles de la terre, tandis que l’astronome céleste explore les espaces infinis où gravitent les astres, — un voyant qui se penche sur les documents du passé le plus reculé de notre planète, tandis que l’autre essaye de déchiffrer le livre de l’avenir.

L’Histoire que personnifie le comte de Hohenzollern est la continuation de l’étude de la nature. L’Histoire véritable n’a rien de commun avec l’ouvrage médiocre du chroniqueur qui relate sans choix et au hasard des événements qu’il ne comprend pas, semblable à l’enfant qui voudrait décrire une machine ou au laboureur qui parlerait d’un navire. L’histoire ne devrait être écrite que par des vieillards sages et pieux, dont la propre histoire est close et qui se recueillent quelque temps encore dans l’attente de la mort. Eux seuls sont en état « d’observer l’enchaînement secret du passé et de l’avenir, de mélanger en de justes proportions l’espoir et le souvenir ». Entre leurs mains l’histoire est une puissance bénie qui nous élève au-dessus des maux terrestres. « La jeunesse ne lit l’histoire que par curiosité, comme un conte amusant. Pour l’âge mûr elle est une amie céleste, une pieuse consolatrice qui, par ses sages entretiens, le prépare doucement à une existence plus haute et plus ample et lui parle en de claires images du monde inconnu ».

Le véritable historien doit donc être aussi un poète ; car seuls les poètes connaissent l’art de bien relier entre eux les événements. « Il y a plus de vérité dans leurs contes que dans les chroniques érudites. Quand bien même leurs personnages et les événements qu’ils relatent sont fictifs, l’esprit dans lequel ils sont conçus est plein de vérité et de naturel. Il est à peu près indifférent pour notre plaisir et notre instruction, que les personnages dans les destinées desquels nous trouvons la trace des nôtres aient ou non véritablement vécu. Nous voulons connaître par intuition l’âme grande et simple d’une époque, et si notre désir est exaucé peu nous importe l’existence accidentelle des figures de ce passé ».

Initié ainsi successivement à la Chevalerie et à l’Orient, à la Nature et à l’Histoire, Henri Ofterdingen est mûr à présent pour la consécration suprême qu’il va recevoir, au terme de son pèlerinage, dans la maison de son grand-père. Au moment où, couverts de poussière, les voyageurs arrivent à Augsbourg, le vieux Schwaning donne précisément dans sa demeure une réception magnifique. Introduit dans la salle de fête brillamment illuminée où bruit la musique de danse, Henri y rencontre deux personnages qui vont lui procurer la double révélation de la Poésie et de l’Amour, Klingsohr le grand artiste et sa fille Mathilde.

Klingsohr en qui Novalis a manifestement voulu donner un portrait idéalisé de Goethe, frappe immédiatement le jeune homme par sa gravité sereine, ses grands yeux noirs pénétrants, la beauté pure de ses traits, la virile majesté de sa stature. Il le ravit ensuite par son chant, par sa conversation où il prodigue les trésors de sa haute sagesse et de sa vaste expérience. Par lui Ofterdingen apprend que la poésie n’est pas uniquement le fruit de l’inspiration momentanée mais qu’elle veut être cultivée comme un art sévère, comme un métier dont le débutant doit apprendre la technique avec une consciencieuse application. Le poète n’est pas un vagabond qui erre tout le long du jour en quête d’images ou de sensations inédites. Il doit exercer avec soin toutes ses facultés, s’efforcer d’acquérir chaque jour des connaissances nouvelles. À l’école de ce maître épris d’ordre et de mesure, Ofterdingen comprend que l’inspiration ne suffit pas pour faire le grand artiste qu’elle doit être complétée par l’intelligence pratique, disciplinée par l’effort méthodique. Il conçoit le prix de la maîtrise acquise, les joies saines et durables que procure le savoir-faire. Klingsohr-Gœthe ne saurait ouvrir à son disciple les sources supérieures de l’enthousiasme poétique. Mais il lui fait sentir que le génie artistique ne peut arriver à des résultats durables que s’il se complète par l’activité organisatrice et que le vrai poète n’est pas seulement un grand inspiré mais aussi un ouvrier industrieux et probe.

En même temps que Klingsohr initie Henri d’Ofterdingen aux beautés de la technique artistique, sa fille Mathilde ouvre au jeune poète l’accès de la vie supérieure en lui révélant l’amour. À peine l’a-t-il aperçue dans la salle de fêtes qu’elle lui apparaît comme l’incarnation de la grâce, de la pureté, de la délicatesse. Entre eux se forme aussitôt un lien de sympathie. Henri s’abandonne sans résistance au trouble délicieux qui l’envahit. Mathilde répond à sa tendresse. Et bientôt jaillit l’étincelle. Un rapide serrement de mains, un tendre regard, un furtif baiser suffisent pour décider de leur vie à tous deux. La flamme d’un amour éternel s’est allumée dans leurs âmes. Dès le lendemain les fiançailles se nouent. Si en Klingsohr Ofterdingen a trouvé le maître expert qui lui révèle les secrets de l’art, il trouve en Mathilde la muse qui verse à son génie l’ivresse sacrée de l’inspiration, l’initiatrice qui lui dévoile la grande loi d’amour qui régit l’univers et va le rendre apte à percer le voile d’illusions qui enserre les mortels.

Tous les événements que nous avons retracés jusqu’ici, depuis le rêve d’Ofterdingen jusqu’à ses fiançailles avec Mathilde, s’accomplissent dans le plan de l’existence ordinaire soumise au mirage du dualisme. Mais au fur et à mesure que se poursuit l’intrigue toute simple du roman, le poète fait naître en nous graduellement l’impression que les scènes qui se déroulent au premier plan, ne sont que de vaines apparences et comme des images symboliques d’une réalité supérieure dont nous avons par instants la brusque intuition. Il semble que le décor varié de la vie de tous les jours soit comme un voile léger derrière lequel se cachent des profondeurs infinies et qui par instants se soulève pour nous laisser entrevoir de mystérieuses perspectives.

Dès le début, le rêve d’Henri d’Ofterdingen s’avère comme étrangement significatif. « Les rêves ne sont que vaine apparence » dit le père d’Ofterdingen, et avec lui la sagesse vulgaire. Mais comment nous ranger à cet avis, quand nous apprenons que le vieil artisan a eu dans sa jeunesse un rêve tout analogue à celui qui a tant ému son fils. Comment ne pas avoir au contraire, avec Henri, le pressentiment confus que la divinité, nous dévoile en de mystérieuses images la nature essentielle de l’être, et nous laisse entrevoir par une intuition prophétique le cours de notre destinée ? Loin d’être une illusion passagère et vide de sens, les rêves apparaissent au poète comme des révélations si capitales qu’on en vient à se demander si la vie elle-même ne serait pas l’accomplissement plus ou moins complet et réussi de quelque rêve fondamental !

Et si les rêves semblent avoir un sens profond, il en est de même aussi des pressentiments et des réminiscences. Pourquoi est-ce que Suleima reconnaît Henri d’Ofterdingen qu’elle n’a jamais vu ? N’est-il pas significatif qu’elle lui trouve une ressemblance étrange avec son propre frère qui a quitté jadis sa famille pour aller retrouver un poète illustre en Perse ! D’où lui vient, au départ d’Henri, cette certitude qu’ils se reverront un jour ? Pourquoi Henri a-t-il le sentiment d’avoir déjà entendu la chanson du mineur sur le mythe de l’Or. Par tous ces traits le poète veut attirer la pensée du lecteur sur ce vaste et mystérieux domaine du subconscient qui s’étend comme un gouffre obscur au-dessous des régions claires de la vie ordinaire.

Et voici que, soudain, la révélation de ce monde du mystère se fait plus précise et plus significative.

Dans la grotte où il rencontre le comte de Hohenzollern, Henri d’Ofterdingen remarque une collection de livres précieux écrits en caractères artistement tracés et ornés de riches enluminures. Pendant que l’ermite et les compagnons d’Henri vont visiter d’autres parties de la caverne, le jeune poète reste plongé dans la contemplation d’un manuscrit écrit dans une langue inconnue et qui exerce sur lui une étrange fascination. Or quel n’est pas son étonnement lorsqu’il y découvre son portrait, puis bientôt aussi ceux de l’Ermite, du vieux mineur, de l’Orientale, ceux enfin de la plupart de ses connaissances. À mesure qu’il tourne les feuillets, sa propre image lui apparaît en une série d’états successifs ; vers la fin elle devient plus grande et plus noble ; les dernières images sont troubles et inintelligibles ; la fin du manuscrit manque. Quel est le poète et l’imagier qui a ainsi « prévu » la vie d’Ofterdingen ? Le jeune homme apprend seulement par l’Ermite que le livre qu’il a feuilleté était un manuscrit provençal relatant les aventures d’un poète et contenant une apologie de la poésie. Une sympathie immédiate se noue d’ailleurs entre lui et l’Ermite qui prononce en le quittant ces paroles significatives : « Un jour viendra où nous nous reverrons et où nous sourirons de nos discours d’aujourd’hui. Un jour céleste nous environnera et nous nous réjouirons de nous être amicalement salués dans cette vallée d’épreuves et d’avoir eu les mêmes dispositions et pressentiments. Ce sont là les anges qui nous conduisent sûrement ici-bas. Si vos yeux sont fermement dirigés vers le ciel, vous ne perdrez jamais le chemin de la patrie.

Et plus l’action avance, plus aussi se vérifie la valeur prophétique des rêves et pressentiments d’Ofterdingen. En Klingsohr il reconnaît aussitôt un des personnages dont il avait vu l’image associée à la sienne dans le livre de l’Ermite. En présence de Mathilde il retrouve aussitôt les impressions ressenties au moment de son rêve : il se souvient d’avoir vu sa figure au fond du calice de la Fleur bleue comme il l’a vue aussi dans le livre de l’Ermite.

Enfin un second rêve d’Ofterdingen nous laisse entrevoir les destinées qui l’attendent. Il voit en songe sa bien-aimée engloutie dans les remous d’un fleuve profond. Mais à l’angoisse infinie de la sépation, succèdent bientôt les délices du revoir. Il retrouve sa fiancée dans une région mystérieuse, au-dessous du fleuve où elle s’était noyée, et elle murmure à son oreille une parole ineffablement douce qui vibre à travers son être tout entier…

Ainsi la première partie du roman de Novalis laisse le lecteur sous une impression tout à fait étrange. Il nous semble que nous flottions entre le rêve et la réalité. Le monde réel se montre à nous très reconnaissable encore. C’est bien la vie allemande de la Thuringe ou de la Souabe, à l’époque des croisades, qui se déroule sous nos yeux. Mais cette réalité concrète nons la voyons comme à travers un brouillard qui estompe les contours et atténue les couleurs. Les personnages qui évoluent devant nous ne sont pas des êtres de chair et d’os. Ce sont des types vaporeux et flous, qui parlent tous le même langage en quelque sorte symbolique. Le poète ne nous transcrit pas ce que ces gens disent réellement, mais ce qu’ils pourraient dire s’ils étaient complètement conscients d’eux-mêmes, s’ils savaient traduire en mots la « musique » qui vibre en leur âme. Il nous semble que nous soyons en présence de créatures dont l’âme tout entière n’est que musique, se résout en états lyriques, et dont les paroles tendent seulement à suggérer d’une façon tout approximative, à l’aide du verbe, cet éther musical où ils flottent.

Et surtout : le poète fait naître en nous l’impression grandissante que tout cela n’est encore qu’un commencement, que ces figures si estompées déjà et si irréelles vont s’enfoncer toujours plus avant dans ce brouillard lumineux où elles se meuvent, que la réalité sensible va se dissoudre sans cesse davantage, va apparaître toujours plus comme le symbole imparfait d’une réalité idéale, cachée, ineffable, musicale en son essence, où le poète va essayer de nous faire pénétrer.

V

À la fin de la première partie, au moment où les fiançailles de Henri et de Mathilde viennent de se conclure, pendant la soirée paisible et joyeuse qui réunit autour des fiancés quelques parents et amis intimes, le poète Klingsohr, sur la prière de Henri d’Ofterdingen, charme les assistants en leur disant un Conte merveilleux. Avec ce conte nous quittons décidément le domaine de la réalité humaine pour celui de la fiction mythologique. Si l’on veut en résumer le sens à l’aide d’une formule abstraite, on pourra dire que le Conte montre, en un récit symbolique, le triomphe du Magnétisme sur la Polarité et l’avènement du règne de l’Unité.

On sait l’immense enthousiasme que les expériences de Galvani sur l’électricité animale excitèrent dans le monde savant à la fin du xviiie siècle. On crut que la théorie de Galvani donnait une explication définitive des phénomènes de la vie, en substituant une force physique connue et définie à l’ancienne « force vitale », par laquelle on expliquait jadis ces phénomènes. Devançant par l’hypothèse les expériences de Volta, de Davy, d’Œrsted, de Faraday, Schelling s’empressait de poser en principe l’unité dernière de l’activité électrique, chimique et magnétique. Et il appelait galvanisme le « processus dynamique » unique qui se trouve à la base des phénomènes électriques, chimiques, magnétiques et vitaux, le lien si longtemps cherché entre la nature organique et la nature inorganique, le phénomène central du monde physique.

Le galvanisme étant conçu comme l’énergie fondamentale qui se manifeste dans tous les phénomènes, on croit voir, d’autre part, dans la « polarité », le principe universel qui régit toutes les manifestations de cette énergie. La polarité se montre dans le domaine du magnétisme sous la forme de l’opposition des deux pôles, dans celui de l’électricité sous la forme de l’opposition de l’électricité positive et négative, en chimie comme opposition du combustible et du comburant, de l’acide et de la base, en biologie comme opposition entre l’excitabilité et l’excitation, en psychologie comme opposition du sujet et de l’objet. Par une généralisation hardie, Schelling et les philosophes de la nature voient dès lors dans la polarité, une loi universelle, qui unit la physique et la métaphysique. Pour que l’Un se manifeste il faut qu’il se divise. Il faut que tout monisme se résolve en dualisme. Les deux parties en qui se scinde l’unité primitive sont entre elles comme les deux pôles : elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre, mais opposées et complémentaires tout à la fois. Et elles tendent à s’unir de nouveau par synthèse. Ainsi : il faut que l’Un se divise, qu’il se scinde en deux parties polairement opposées, pour qu’enfin le dualisme se réduise de nouveau à l’unité par synthèse.

C’est ce processus, précisément, que décrit le Conte de Klingsohr. Il nous montre la scission de l’Unité originelle, le règne de la polarité, enfin le rétablissement de l’Unité divine par le galvanisme ou magnétisme animal. Dans l’univers sorti du chaos primitif et de l’âge d’or, se manifeste aussitôt, l’opposition fondamentale de la Nature et de l’Esprit : partout règne la lutte, le combat, la discorde. Mais la Nature et l’Esprit sont un : la synthèse se fera nécessairement. Et comme perspective d’avenir Novalis entrevoit le rétablissement de l’unité absolue, l’avènement d’un magnétisme universel sans polarité, d’un règne de paix, d’éternité et d’amour. Nous avons vu précédemment comment il a, dans ses Fragments, exposé cette conviction sous une forme abstraite et philosophique. Dans le Conte de Klingsohr — qui au point de vue de la forme s’inspire visiblement du conte du Lys et du Serpent inséré par Goethe dans les Entretiens d’émigrés allemands — il tente de retracer cette évolution cosmique à l’aide d’une fiction mythologique.

Au début du Conte, le poète nous décrit le triomphe de la polarité, du dualisme, ou, pour nous servir de la phraséologie symbolique de Novalis, le règne du Soleil. L’univers, conformément aux données de la mythologie antique, nous apparaît divisé en trois mondes superposés : le monde supérieur ou empire d’Arcturus, royaume des astres, domaine de la liberté et du hasard, siège du magnétisme universel ; le monde moyen, c’est-à-dire la Terre, patrie de l’humanité ; le monde inférieur, royaume des Parques et de leur frère la Mort, où règne l’inexorable nécessité. Or le monde supérieur, l’empire d’Arcturus demeure, tant que dure le triomphe de son ennemi le Soleil, engourdi dans une immobilité glacée. Le palais avec ses murailles massives et ses riches colonnades, le jardin avec ses arbres métalliques, ses plantes de cristal, ses fleurs de pierres précieuses et son jet d’eau figé en un filet de glace, la ville endormie sur sa montagne escarpée, la mer dont le miroir solide reflète la cité morte, les montagnes lointaines qui ceignent l’Océan de leur couronne, — tout est rigide, muet, glacial. C’est le monde idéal des Possibles, c’est au point de vue astronomique, le monde des constellations, au point de vue moral, le domaine de la liberté et du hasard. Tant que subsiste l’illusion dualiste, ce monde supérieur est comme paralysé. Arcturus est supplanté dans le gouvernement de l’univers par le Soleil. Freya, sa fille, la déesse de la paix est, comme lui, captive de la glace, car là où règne le dualisme, la paix ne saurait régner.

Mais les temps sont proches où la vie va revenir dans la cité glacée. « Le bel Étranger ne tardera plus longtemps, chante un oiseau merveilleux dont les ailes se déploient derrière le trône du roi. La chaleur est proche, l’éternité commence. La reine va s’éveiller de son long rêve quand la terre et les mers se fondront dans l’embrasement de l’amour. La froide nuit quittera ces lieux quand la Fable aura repris ses anciens droits. Dans le sein de Freya s’allumera le monde, et chaque désir trouvera sa satisfaction dans un autre désir ». Les signes sont favorables. Sur l’ordre d’Arcturus, le vieux héros qui garde Freya, le Fer, ou, plus exactement, l’Aimant magnétique, jette son épée à travers le monde. Pareille à une comète, elle vole dans les airs, se brise avec un son clair sur la chaîne des collines qui borde l’horizon et se répand sur l’univers en une pluie d’étincelles. Le monde saura désormais où est la paix. Guidé par l’aimant qui lui indique le Nord, il montera vers Freya.

Du Ciel nous descendons sur la Terre. Un paisible intérieur familial s’offre à nous. Le Père et la Mère symbolisent l’un le « sens » ou l’activité pratique, l’autre le cœur. Auprès des époux, deux enfants : dans un berceau sommeille Eros, c’est-à-dire l’amour, le rédempteur prédestiné de Freya ; près de lui s’ébat, agile et alerte, la petite Fable, en d’autres termes, la poésie. Sur le berceau veille la nourrice des deux enfants, la belle Ginnistan à l’écharpe bigarrée, la fille de la Lune, l’imagination ardente et folle, l’amante capricieuse du Père qui se distrait parfois entre ses bras des soucis du jour. Dans un coin de la chambre, travaille le Scribe, l’intelligence scientifique, le rationalisme utilitaire et calculateur, un maussade barbouilleur dont nul n’écoute les aigres remontrances. Au fond, adossée à un autel, se tient Sophie, la Sagesse divine, l’épouse d’Arcturus, la prêtresse sainte du foyer, la dispensatrice de toute vérité et de toute harmonie.

Or voici qu’un beau jour le Père rapporte à la maison une petite tige de fer. Le Scribe après l’avoir tournée et retournée en tout sens, découvre que, suspendue en équilibre à un fil, elle s’oriente invariablement vers le Nord. Il ne sait, du reste, rien faire de cette découverte. Il ignore la vertu et le sens profond du magnétisme. Mais à peine, le petit Éros tient-il en main l’aiguille merveilleuse que soudain, à l’inexprimable stupeur du Scribe, il grandit à vue d’œil et devient un adolescent tout rayonnant de beauté. Le désir de Freya est né en lui. La sagesse lui vient en buvant à la coupe de Sophie. Et il décide aussitôt qu’il va se mettre en route, sous la conduite de Ginnistan, pour se rendre auprès de sa fiancée prédestinée, et accomplir l’œuvre de rédemption.

Chemin faisant, Éros et sa compagne se rendent d’abord chez le père de Ginnistan, dans le romantique royaume de la Lune. Là les serviteurs du vieux roi, les génies de la nature, du flux et du reflux, des tempêtes et tremblements de terre, des orages et de l’arc-en-ciel, du tonnerre et des éclairs viennent saluer les arrivants ; et Ginnistan réjouit son compagnon en lui donnant le spectacle féérique des richesses que contient le trésor de son père. Mais l’imprudente Ginnistan, grisée par un coupable amour pour Éros, séduit et détourne celui qu’elle devait guider vers Freya. L’Amour est égaré par les caprices de l’imagination loin de l’objet de son désir. Eros cède à la passion sensuelle, oublie sa mission glorieuse, devient inconstant et frivole. Et la pauvre Ginnistan, délaissée bientôt par le Dieu volage et cruel, connaît toutes les tristesses de l’amante abandonnée et trahie.

Dans la maison du Père, sur ces entrefaites, une révolution se déchaîne. Le Scribe jugeant le moment favorable pour se libérer du joug qui pesait sur lui, s’empare du gouvernement de la maison. C’est la révolte de la raison orgueilleuse qui se met à tyranniser toutes les autres facultés de l’homme. La Mère est jetée aux fers, le Père est mis au pain et à l’eau. Sophie et la Fable s’enfuient.

La Fable, cependant, découvre un escalier secret qui la conduit dans le royaume souterrain, où la lumière et les ténèbres sont intervertis, où un astre noir jette des flots d’obscurité et où les ombres sont faites de clarté. C’est un chaos ténébreux où nulle vie ne germe, où s’épanouit seul l’Inanimé. C’est le royaume de la Fatalité où trône la Mort et où régnent ses sœurs les trois Parques. En vain ces mégères, d’accord avec le Scribe, essayent de tenir la petite Fable en captivité et de la faire périr. Elle échappe à leurs embûches, et, par une échelle, réussit à pénétrer dans le palais d’Arcturus.

Et tandis que la Fable, bravant ses ennemis, s’évade vers le monde supérieur, la Mère accomplit le sacrifice expiatoire qui seul peut apporter au monde la rédemption. Comme Jésus se laisse clouer sur la croix pour l’amour des hommes, la Mère monte sur le bûcher pour y périr dans les flammes. Le Cœur brûlant d’amour s’immole pour le salut de l’univers. Mais la flamme du bûcher s’alimente à la lumière usurpée du Soleil qui rougit de colère, puis se couvre de taches, pâlit de rage impuissante, et enfin se réduit à une scorie noire qui tombe dans l’Océan à la grande épouvante du Scribe. L’ennemi d’Arcturus, l’orgueilleux Soleil, l’astre qui marque la succession inflexible du jour et de la nuit, de la naissance et de la mort, s’effondre dans le néant. C’est la « mort du Soleil » prédite déjà par les Hymnes à la Nuit. Et la flamme du bûcher s’élevant lentement à travers les ténèbres, gagne les hauteurs dans la direction du Nord.

La Fable, alors, achève l’œuvre de salut que le sacrifice de la Mère, a rendu possible.

Par la toute-puissance de son chant, d’abord, elle console Ginnistan, guérit Eros de la folie mauvaise qui s’était emparée de lui et rallume en son cœur le saint amour pour sa fiancée prédestinée. La poésie, en d’autres termes, rétablit par son pouvoir magique, l’harmonie de l’âme troublée. — Puis elle livre les Parques aux tarentules et aux araignées porte-croix qui les dévorent. L’antique Nécessité s’évanouit dans le néant. L’Inanimé a de nouveau rendu l’âme, la Vie règne désormais, elle utilisera l’Inanimé en lui donnant la forme. — Enfin la Fable ranime la vie au sein de la Nature en léthargie. Aidé des serviteurs d’Arcturus, Zinc, Or et Tourmaline, les producteurs de l’énergie électrique, elle fait jaillir le courant galvanique dans les membres du vieux géant Atlas qui portait le monde sur ses épaules, et qui, perclus de douleurs, avait laissé choir son fardeau sur le chaos. Ranimé par l’éclair vivifiant, il tressaille et se redresse plein d’une vigueur nouvelle. Cela fait, elle pénètre dans la maison en ruines où Ginnistan pleurait sur le cadavre du Père ; elle établit entre eux la chaîne galvanique, ranime le Père en lui donnant un corps glorieux d’une fluidité merveilleuse et unit ainsi en un légitime mariage le Sens anobli et l’Imagination purifiée. Elle rassemble enfin les cendres de la Mère, les verse dans la coupe de l’autel et fait boire à tous ce breuvage d’amour qui les régénère et les sanctifie. La Mère céleste est présente désormais en tous comme le Christ est, par le miracle du pain et du vin, présent dans tous ceux qui participent à la Cène.

Grâce au dévouement de la Mère et à l’action libératrice de la Fable, l’âge d’or est ramené dans le Monde. La glace qui emprisonne le royaume d’Arcturus se fond. La cité morte s’anime d’une vie nouvelle. Partout s’épanouit un printemps merveilleux, partout fleurit une nature régénérée par l’amour, où les plantes et les animaux vivent dans une harmonieuse fraternité avec les hommes. Plus de polarité ; le galvanisme règne partout. Instruit par la Fable, Éros, au moyen de l’étincelle électrique, réveille Freya de son sommeil : l’Amour ressuscite la Paix. Arcturus et Sophie, le Hasard créateur et la Sagesse divine, unis enfin après leur longue séparation, bénissent le nouveau couple et le couronnent du diadème royal. Ginnistan et le Père seront leurs représentants sur la Terre. Le jardin des Hespérides fleurit à nouveau. Le Temps s’arrête. La Fable file désormais à la place des Parques la trame des destinées. Et elle chante à pleine voix : « Le royaume de l’Eternité est fondé. Dans la paix et l’amour s’achève l’antique conflit. Le long rêve douloureux s’est évanoui. Sophie demeure à jamais la prêtresse des cœurs » !

Tel est, dans ses grandes lignes, le conte de Klingsohr. Œuvre étrange et déconcertante s’il en fut, à peu près unique dans la littérature allemande, condamnée par les uns qui n’y voient que froides allégories et rébus irritants, exaltée par les autres qui admirent l’art subtil avec lequel un poète délicat a su penser par images, muer en visions concrètes les conceptions des philosophes de la nature, créer un symbolisme original et vivant en amalgamant en un tout harmonieux les mythologies de la Grèce et de la Germanie, du christianisme et de l’Orient. Je n’essaierai pas de juger à mon tour cette œuvre infiniment curieuse à mon gré, mais trop contraire, semble-t-il, au goût français pour qu’elle puisse jamais devenir populaire parmi nous. Je me suis borné, dans mon analyse, à essayer d’indiquer quelles ont été les intentions du poète, à faire sentir comment, dans cette fantaisie mythologique, Novalis a essayé de traduire sous une forme symbolique les idées directrices de sa philosophie. Il me reste, pour achever ma tâche, à montrer quelle devait être la place du Conte dans l’économie générale du roman.

VI

La première partie du roman de Novalis retrace, nous l’avons vu, l’histoire d’une individualité particulière, d’un poète vivant dans un milieu déterminé, à une époque précise. Henri d’Ofterdingen y est présenté, non pas comme un personnage imaginaire, mais comme un être réel, à l’existence de qui nous devons croire.

Le Conte de Klingsohr, au contraire, nous est donné par l’auteur comme un mythe jailli de l’imagination d’un poète. C’est une fiction allégorique, dont les personnages sont empruntés aux mythologies d’Orient et d’Occident, dont l’intrigue fabuleuse et surnaturelle se déroule en dehors du temps et de l’espace, dans le domaine de la fantaisie pure.

La seconde partie du roman — dont Novalis n’a pu écrire que le prologue et le premier chapitre, — devait rétablir la continuité entre l’histoire et la fiction. Si, comme le veut la doctrine de l’idéalisme magique, la réalité n’est qu’une fiction de l’imagination créatrice, s’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’histoire et le mythe, il n’y a pas lieu de s’étonner si l’histoire d’Ofterdingen vient peu à peu se mêler et se confondre avec le conte de Klingsohr. À mesure que Henri d’Ofterdingen prend davantage conscience des parties profondes de son moi, son « histoire » devient aussi de plus en plus fantastique, et il se rend mieux compte que son « grand moi » plonge, par ses racines dernières, en des régions que ne soupçonne pas son « petit moi » emprisonné dans l’illusion dualiste. Ainsi le héros du roman et avec lui les autres personnages » dépouillent peu à peu leur réalité concrète et individuelle pour prendre une valeur symbolique. Inversement les personnages du Conte se mêlent peu à peu aux personnages du roman, et s’avèrent de plus en plus comme des êtres aussi « réels » que ceuxci. La barrière qui, dans le plan de la vie ordinaire, sépare la fiction de la réalité, s’abaisse ainsi progressivement jusqu’à disparaître tout à fait. Si bien qu’à la fin le réel et le fictif se trouvent indiscernablement mêlés en une synthèse parfaite. C’est là ce qu’indique Novalis dans le prologue en vers qu’il a placé en tête de la seconde partie du roman : « Le monde nouveau surgit, obscurcissant le plus brillant soleil. Parmi les ruines moussues on voit poindre, radieux, un avenir étonnant et merveilleux : ce qui tantôt était banal et quotidien, nous paraît maintenant étrange et prodigieux. Le royaume de l’amour s’est ouvert, la Fable s’est mise à tisser… Le monde devient rêve et le rêve se fait monde ».

Voyons de plus près comment s’accomplit cette transmutation.

L’action de la seconde partie, intitulée par Novalis l’Accomplissement, s’ouvre au lendemain de la catastrophe soudaine qui brise d’un coup le bonheur terrestre de Henri d’Ofterdingen. Comme le lui avait annoncé un rêve prophétique, Mathilde vient de se noyer dans les eaux d’un fleuve impétueux. Plongé dès lors dans un morne désespoir, il s’enfuit à travers le monde, sous le vêtement d’un pèlerin, pour cacher dans la solitude le chagrin atroce, l’angoisse lancinante qui l’étreint. Mais cette douleur même est féconde. L’amour seul ne suffit pas pour ouvrir à l’initié les portes de la vie supérieure : il faut qu’à l’amour se joigne le sacrifice. C’est dans la souffrance seulement que peut naître le nouveau monde. Il a fallu, dans le Conte de Klingsohr, l’immolation de la Mère pour que l’univers fût régénéré. C’est la mort de Sophie qui pour Novalis, a été la révélation décisive. Et de même son héros Ofterdingen, ne dépasse le point de vue de l’illusion dualiste que sous l’aiguillon de la douleur. C’est à l’instant de la suprême détresse qu’une extase soudaine, en lui découvrant dans un rayon lumineux, le séjour de paix et de béatitude où l’a précédé sa bien-aimée, lui fait comprendre tout à coup le mystère de la mort et de l’individuation.

Novalis admet que sous le moi conscient il y a un moi plus profond ou Esprit, qui ne peut pas se manifester intégralement dans l’existence individuelle du moi conscient. L’impuissance évidente de la forme corporelle et terrestre à exprimer de façon adéquate l’Esprit qui est en elle, nous force à admettre que cet Esprit n’a pas commencé et ne prend pas fin avec ce moi borné, mais se manifeste en une série d’incarnations successives. Un Esprit nous apparaît ainsi comme une essence indestructible dont le développement se poursuit à travers une foule d’existences individuelles. Or dans la vie ordinaire, la conscience du moi ne dépasse pas les limites de l’existence indi¬ viduelle où il est engagé. Mais chez l’individualité supérieure qui, du plan terrestre et humain, s’est élevée à un plan de vie supérieur, l’Esprit peut acquérir l’intuition de ses incarnations passées ou bien encore reconnaître sous leurs avatars successifs d’autres Esprits qui se développent à ses côtés. Dans la première partie déjà, nous avions noté chez Henri d’Ofterdingen des réminiscences confuses d’existences antérieures. Dans la seconde partie ces réminiscences se confirment et se précisent. Des personnages se reconnaissent identiques soit à d’autres personnages du monde rél, soit à des figures du monde poétique. Des parentés, des affinités mystérieuses les unissent les uns aux autres.

À peine Ofterdingen a-t-il pénétré dans le monde nouveau où il va désormais s’enfoncer, qu’il rencontre, comme la lui a annoncé pendant son extase la voix de Mathilde, une enfant, Cyané, la fille du comte de Hohenzollern. Et dans un colloque étrange, Henri d’Ofterdingen apprend de la bouche de cette nouvelle compagne que lui envoie sa fiancée la loi mystérieuse de l’universelle palingénésie :

— « Qui t’a parlé de moi ? demande le pèlerin.

— Notre mère.

— Qui est ta mère ?

— La mère de Dieu.

— Depuis combien de temps es-tu ici ?

— Depuis que je suis sortie du tombeau.

— Es-tu déjà morte une fois ?

— Comment vivrais-je donc autrement !

— Vis-tu ici toute seule ?

— Un vieillard vit dans notre maison, mais je connais beaucoup de gens qui ont déjà vécu.

— Consens-tu à rester auprès de moi ?

— Ne sais-tu pas que je t’aime !

— D’où me connais-tu ?

— Oh, depuis très longtemps ; ma mère précédente, elle aussi, m’a toujours parlé de toi.

— As-tu encore une mère ?

— Oui, mais c’est au fond la même.

— Comment se nommait-elle ?

— Marie.

— Qui était ton père ?

— Le comte de Hohenzollern.

— Je le connais aussi.

— Comment ne le connaîtrais-tu pas puisqu’il est aussi ton père ?

— Mon père est à Eisenach.

— Tu as des parents en plus grand nombre.

— Où allons-nous ?

— Toujours vers la maison ».

Ainsi des perspectives pleines de mystère s’ouvrent à nos yeux étonnés à mesure que nous descendons dans les régions nouvelles du Moi qui s’étendent maintenant devant Ofterdingen. Peu à peu nous apprenons que Mathilde est identique à la Fleur bleue vue en rêve par Henri, et qu’elle est une incarnation de la même essence qui s’est manifestée aussi dans l’Orientale, dans Cyané, dans Marie de Hohenzollern, dans la Vierge Marie, dans la Mère du conte de Klingsohr. La fille de Mathilde est le Monde primitif ou l’âge d’Or final. Henri d’Ofterdingen a déjà vécu dans le frère de l’Orientale, dans le Poète dont parle le livre du comte de Hohenzollern, dans le Poète dont les Marchands racontent les aventures. Son père est le Sens, c’est-à-dire le Père du Conte, sa mère l’imagination ou Ginnistan. Son grand-père Schwaning est le génie de la Lune. Le maître Mineur est identique au vieux Héros, le Fer du Conte. Klingsohr reparaît en roi d’Atlantide et Arcturus, qui s’incarne en l’empereur Frédéric II, est identique aussi à Saturne qui, dans la croyance des Grecs, devait ramener l’âge d’or. Sous la foule confuse des existences individuelles éphémères, nous entrevoyons ainsi le développement grandiose d’Essences immortelles et sublimes qui, d’avatar en avatar, de progrès en progrès, évoluent vers l’universelle Unité.

C’est l’ascension de Henri d’Ofterdingen vers la pleine réalisation de son essence, à travers une série d’avatars successifs que nous aurait décrite la seconde partie du roman, si Novalis avait pu l’écrire. La mort l’ayant interrompu au moment où il venait à peine de se mettre au travail, tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est, en nous aidant des brouillons et esquisses qu’il a laissés et du récit quelque peu suspect donné par Tieck comme complément à son édition du roman, d’indiquer brièvement les étapes principales de cette ascension.

Pour que l’univers puisse devenir poésie comme le veut la doctrine de l’idéalisme magique ou, ce qui revient au même, pour que le Poète parvienne au suprême épanouissement de son être, il est nécessaire qu’il récapitule en quelque sorte toute l’expérience humaine, qu’il revive l’histoire, la mythologie, la nature. Il faut qu’il s’initie à toutes les civilisations d’Orient et d’Occident, qu’il se promène à travers toutes les mythologies, grecque ou orientale, biblique ou chrétienne, qu’il plonge dans le gouffre obscur de la préhistoire de l’humanité et refasse la longue route qui va de la pierre à la plante et de la plante à l’homme.

Ofterdingen devait en conséquence apprendre à connaître la vie guerrière en Suisse et en Italie, visiter la Grèce et Rome, se rendre à la cour de l’empereur Frédéric II où se serait manifesté à lui sous sa forme le plus accomplie le génie allemand, peut-être enfin participer au légendaire tournoi des Chanteurs à la Wartbourg.

Il s’initiait d’autre part aux mythologies. En Grèce il pénétrait dans le Jardin des Hespérides ; nouvel Orphée, il était mis en pièces par les bacchantes et délivré des enfers par Mathilde. Il parcourait ensuite l’Orient, où il visitait Jérusalem, retrouvait la famille de la jeune Orientale et recueillait les souvenirs les plus anciens du passé de l’humanité.

Au terme de ce long pèlerinage il aboutit enfin au pays de Sophie, dans cette terre de rêve décrite par le Conte, où les hommes, les bêtes et les plantes, les pierres et les astres, les éléments, les sons et les couleurs vivent en harmonie comme une grande famille, où les fleurs et les animaux s’entretiennent de l’homme, où le monde de la fiction devient visible et où le monde réel apparaît comme une fiction, où la mythologie orientale se marie à la mythologie chrétienne et moderne, où Ofterdingen retrouve toutes les personnes qu’il a connues dans le monde réel sous les traits des êtres de rêve dont le Conte avait dit les destinées.

Parvenu dans cet Éden, il se rend, sous la conduite de Saint-Jean, dans une caverne où s’épanouit la Fleur bleue et où dort Mathilde. Il cueille la Fleur et délivre Mathilde du charme qui la tient captive. Mais à son tour il lui faut, pour s’élever jusqu’aux derniers sommets, franchir tous les degrés de la nature organique et inorganique. Il devient successivement pierre, arbre, bélier doré, achetant chaque fois son passage d’un état à l’autre par un nouveau sacrifice de la Vierge qui, sous ses diverses incarnations (Edda, l’Orientale, Mathilde, Cyané), l’aime et se dévoue pour lui. Il reprend enfin la figure humaine après que, sous la forme d’un bélier doré, il a été immolé par Edda ou Mathilde.

À ce moment, il touche au terme de sa course. Il a retrouvé dans le monde de l’Unité sa fiancée d’élection et goûte à ses côtés un bonheur définitif. Pour parfaire son œuvre, il ne lui reste plus qu’à libérer le monde de la loi du changement, à réconcilier le Jour et la Nuit, à unir les quatre Saisons, à marier le Passé, le Présent et l’Avenir. Il semble que Novalis ait eu l’intention de terminer son roman par un poème mythologique dont un fragment seul subsiste et où il aurait montré, comme dans le Conte, la destruction de l’empire du Soleil et l’avénement du royaume de l’Eternité et de l’Unité.

La mort n’a pas permis à Novalis de mettre la dernière main à son œuvre. C’est à peine s’il a pu ébaucher le plan général de la dernière partie, et ce plan même reste la plupart du temps bien vague, incertain et flattant. La mise au point du dénouement de cet extraordinaire roman cosmologique présentait évidemment des difficultés bien malaisées à surmonter. Et l’on peut se demander si, comme le Zarathustra de Nietzsche, Ofterdingen ne serait pas de toute façon resté fragment, même si le poète avait vécu davantage. Et pourtant ! comment ne pas regretter que Novalis ait été arrêté par la mort si vite et en plein travail ! Quand on considère la virtuosité avec laquelle il a su exécuter le début de sa tâche, et l’art subtil qu’il a déployé dans les quelques pages de la seconde partie dont il a pu achever la rédaction, on ne peut se défendre de penser qu’il aurait peut-être, malgré tout, trouvé en lui les ressources nécessaires pour décrire jusqu’au bout, de façon expressive, l’étrange voyage de Henri d’Ofterdingen à travers les profondeurs de son moi. L’œuvre se dessinait de façon si précise déjà dans son imagination, que son confident littéraire le plus intime, Tieck, a pu être tenté un instant, lorsqu’il s’agit de publier Ofterdingen, de terminer lui-même le roman en utilisant les indications laissées par son ami et de le présenter au public avec un dénouement de fortune. Sur les protestations indignées et énergiques de son collaborateur Schlegel, il renonça — fort heureusement ! — à cette sacrilège tentative. Nul autre que Novalis n’était à même de trouver le style et le ton appropriés à la conclusion qu’il rêvait. Et il ne nous reste, aujourd’hui, en admirant la hardiesse de l’édifice prodigieux dont il avait imaginé le plan, qu’à déplorer la rigueur de la destinée qui frappa l’audacieux artiste à la fleur de l’âge, sans lui laisser le temps d’achever la réalisation poétique de sa grandiose conception.