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Novalis (Lichterberger)/Conclusion

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Bloud et Cie (p. 239-260).

CONCLUSION


I

Au mois d’août 1800, Hardenberg semble toucher à la réalisation de ses vœux les plus chers. Il va fonder son foyer. Il est à la veille d’obtenir un poste avantageux dans l’administration des salines. Et il pousse les préparatifs de son mariage avec Julie Charpentier. Quand brusquement les symptômes de la tuberculose se font plus menaçants. Il est pris de crachements de sang. Cette première crise est assez vite arrêtée et il peut se présenter au cours de l’automne chez sa fiancée à Freiberg. Mais de nouveaux accès ne tardent pas à se produire. Il se rend à Dresde pour se mettre entre les mains du médecin de cette ville. C’est en vain : le mal désormais ne peu plus être enrayé. Il s’aggrave progressivement, provoquant des crachements de sang accompagnés de douloureuses angoisses que Novalis se reproche comme d’inutiles faiblesses et dont il s’efforce de se déshabituer. La menace de la mort plane sur lui, toujours plus imminente.

Il la vit venir sans peur et sans déchirements. Il accepta l’idée de mourir au moment où la vie semblait de nouveau lui sourire comme il avait accepté peu d’années auparavant la mort de sa fiancée, — sans un mot de désespoir, sans un geste de révolte. Tranquillement il se prépare à une double alternative : ou bien épouser Julie si un mieux se déclare, ou sinon, s’apprêter pour le grand voyage. Et pour ce dernier cas, il note avec soin les livres qu’il veut encore lire, les démarches qu’il lui reste à faire, les gens qu’il désire encore voir. Avec une force d’âme touchante dans sa simplicité, il sait vouloir et faire sienne la volonté du destin : il sait triompher véritablement de la maladie en l’utilisant consciemment pour son développement intérieur. À travers toutes les épreuves il demeure fidèle à son optimisme mystique, qui, voyant partout Dieu, refuse de reconnaître une réalité à la souffrance et au mal. « Ne condamne nulle chose humaine, dit un Fragment. Tout est bon, mais non partout, non toujours, non pour tous ». Plus tard encore il déclare : « Il n’y a pas de mal absolu, pas de souffrance absolue ». La maladie elle-même et la mort ne sont peut-être que la condition de synthèses plus hautes. Et cette foi dans la bonté de l’univers et du destin s’affirme toujours plus confiante et plus sereine, sous l’aiguillon de la souffrance et la menace de la mort dans le journal où Hardenberg note, de loin en loin, les pensées qui traversent sa longue agonie : « Celui qui a vu clairement que le monde est le royaume de Dieu et dont le cœur a été pénétré jusqu’au fond par cette grande conviction — celui-là marche sans crainte sur l’obscur sentier de la vie et voit venir avec un calme profond les orages et les dangers ». Une autre fois, cette remarque touchante : « Où l’enfant dort-il plus tranquille que dans la chambre de son père ». Ailleurs encore, cette sereine acceptation de ses souffrances : « N’ai-je pas choisi toutes mes destinées moi-même, de toute éternité ? » Ou bien ce soupir, si émouvant dans sa simplicité biblique, qui s’exhale de son cœur peu de temps avant la fin : « Dieu sait le temps de la maladie, car toute maladie vient en son temps. Fais comme l’enfant bien sage : c’est ce qu’il y a de mieux » (Fein kindlich, das ist das beste) !

Sa vie s’éteignit doucement, dans une sérénité toujours plus apaisée, comme ces adagios douloureux de Bach, dont les modulations complexes se résolvent peu à peu en un large accord majeur. En janvier 1801 on le transporte à Weissenfels afin qu’il meure du moins dans la maison paternelle. Son frère Charles et sa fiancée le soignent. Il est de plus en plus faible, mais sa résignation se fait toujours plus paisible. Vers la fin de mars son ami Frédéric Schlegel vient une dernière fois lui rendre visite : « Il n’avait aucun pressentiment de sa mort, écrit-il, et l’on ne croirait pas qu’il fût possible de mourir avec tant de douceur et de beauté. Tout le temps que je le vis, il était d’une indescriptible sérénité, et bien qu’une extrême faiblesse l’empêchât, le dernier jour, même de parler, il prenait encore à tout l’intérêt le plus cordial ». Le 25 mars il demanda à son frère Charles de lui jouer du piano. Puis il s’endormit et s’éteignit doucement entre les bras de son frère et de son ami, quatre ans, presque jour pour jour, après la mort de Sophie. Il n’avait pas achevé sa vingt-neuvième année.

II

Que vaut, en définitive, l’œuvre de Novalis ? Que vaut cette conception de la vie, dont j’ai essayé d’analyser les traits principaux, ce mysticisme poétique et passionné, si profond à certains égards et presque puéril à d’autres, si séduisant et pourtant si chimérique.

De son vivant, Novalis inspirait, nous l’avons vu, une profonde et sincère admiration à ses amis romantiques, aux Schlegel et à leur cercle, à Tieck, à Schleiermacher, à Ritter. On l’aimait comme homme, on rendait hommage à son talent de poète. Mais on ne le tenait nullement pour un génie hors pair, ni ses écrits pour d’intangibles chefs-d’œuvre. Il arrive à Frédéric Schlegel de s’irriter contre la bigoterie piétiste de son ami. Dans le petit groupe romantique d’Iéna on ne se gêne pas pour sourire de l’étrangeté de ses croyances mystiques et on le traite couramment de « visionnaire ». Schelling et Steffens, d’autre part, blâment son dilettantisme scientifique. Sa profession de foi politico-religieuse Europe ou la Chrétienté est vivement discutée devant l’aréopage romantique et finalement, sur l’avis de Goethe, jugée impropre à être publiée dans l’Athenæum. La première partie d’Ofterdingen même, paraît avoir été l’objet de critiques assez sévères de la part des amis à qui Novalis l’avait soumise.

Après la mort prématurée du jeune poète, on voit se former autour de lui une légende qui se propage rapidement dans le cercle de ses amis et de là dans le grand public. Hardenberg devient une sorte de Christ romantique, un « Saint-Novalis » selon le mot de Zacharias Werner, un médiateur poétique entre Dieu et l’humanité, un divin adolescent marqué de bonne heure du sceau de la mort, martyr de son amour pour cette fiancée que le destin lui arrache à la fleur de l’âge, consumé dès lors par la nostalgie de sa patrie céleste, vivant, sur cette terre déjà, dans une sorte de rêve lucide et dans la conscience exaltée d’une existence supérieure. Schleiermacher, dans la seconde édition de ses Discours sur la Religion, célèbre, à côté de Spinoza, « le divin jeune homme, trop tôt arraché à la vie, pour qui se changeait en art tout ce qu’effleurait le vol de sa pensée, pour qui l’univers se transfigurait en un vaste poème et qui, après avoir à peine préludé confusément sur sa lyre, mérite cependant d’être rangé parmi les poètes les plus accomplis, parmi les rares élus dont la pensée est aussi profonde que limpide ». On vante Novalis comme le grand restaurateur du platonisme dans la littérature et dans la science modernes. On lui prête le plan d’une vaste encyclopédie philosophique qui aurait embrassé l’universalité du savoir humain, et dont ses Fragments seraient la première ébauche. Son Ofterdingen est célébré comme une cosmogonie grandiose, une révélation mystique, une Bible nouvelle malheureusement inachevée. On compare son œuvre à « un temple égyptien aux proportions gigantesques, qui, s’élevant à peine de ses assises, s’est écroulé à demi et dont les ruines restent encore chargées d’hiéroglyphes ».

Il y a certainement dans cette légende romantique une part de vérité. Novalis a sans nul doute été un mystique ; il a fait effort pour prendre conscience de ses expériences intimes et pour les traduire soit à l’aide de formules philosophiques, soit au moyen de symboles poétiques. Mais il est faux qu’il ait été, dans la vie quotidienne, le rêveur chimérique, l’illuminé dépris des choses terrestres qu’on nous dépeint. Son premier biographe, déjà, le bailli Just, avait protesté contre cette déformation du caractère de son ami. Et de fait : Novalis fut, dans l’existence de tous les jours, un jeune homme sage et ordonné, préoccupé de faire un bon mariage et de se créer un intérieur agréable, un fonctionnaire appliqué et consciencieux, un homme de science curieux des découvertes les plus modernes et profondément épris de la nature. Il n’avait nul dédain de la vie et aurait su se faire, si la mort ne l’avait arrêté de bonne heure, une existence agréable, intelligente et utile. Il est plus faux encore d’idéaliser de parti pris, comme l’a fait Tieck, le milieu où se déroula la vie de Hardenberg, de célébrer la pauvre petite Sophie comme une créature céleste et de nous dépeindre leurs fiançailles comme l’idylle d’un séraphin et d’un ange. La réalité fut, nous nous en souvenons, plus « terrestre » que cela, et il se mélangea beaucoup de prose humaine, trop humaine à la poésie des amours de Novalis. Il est faux enfin de faire de Hardenberg l’annonciateur d’une doctrine nouvelle et de présenter ses œuvres comme les débris d’une construction grandiose. L’édifice de la philosophie de Novalis n’a très probablement jamais existé, même virtuellement, dans son imagination, et ses Fragments nous montrent simplement l’effort d’une pensée qui se cherche encore ; ils sont une tentative imparfaite pour exprimer à l’aide de formules abstraites ses pressentiments et ses illuminations de mystique visionnaire.

Issu du romantisme et canonisé par les romantiques, Novalis devait évidemment voir sa gloire contestée, à mesure que s’est développée, au cours du xixe siècle, la réaction anti-romantique. Quand le mysticisme apparut comme une « maladie » ou comme une symptôme de décadence, quand le réalisme utilitaire et le positivisme pratique se dressèrent avec une assurance et un mépris toujours plus hautains contre l’idéalisme chimérique du romantisme, quand l’opinion libérale s’insurgea avec une irritation croissante contre le traditionnalisme réactionnaire de l’époque de la restauration, au point de vue politique comme au point de vue religieux, on vit se produire aussi, dans l’opinion, un revirement plus ou moins hostile à Novalis. On nota avec sévérité et impatience les points faibles et les insuffisances de son art, de sa pensée, de sa sagesse. Rien n’était d’ailleurs plus aisé, en raison de l’étrangeté de sa personnalité et du caractère paradoxal de ses idées.

Il est clair, d’abord, que si l’on cherche, par exemple, selon les procédés de Nietzsche, à démêler à travers une philosophie les conditions physiologiques qui l’ont inspirée, si l’on regarde comme bonne et saine une philosophie qui a sa racine dans un tempérament sain, robuste, amoureux de la vie et comme fausse ou tout au moins suspecte, une philosophie inspirée par la maladie, la dégénérescence physiologique, on inclinera à porter, comme on l’a souvent fait, sur le mysticisme de Novalis, un jugement sévère. Hegel déjà, qui discernait dans l’idéal romantique une contradiction immanente, un germe de dissolution fatale, tenait Novalis pour le cas typique du romantisme décadent. Il constatait en lui un besoin spéculatif assez fort pour éveiller en son âme un désir nostalgique, mais trop faible pour le mener à la clarté et au triomphe, une aspiration transcendentale, si fortement ancrée en son âme qu’elle agissait comme une sorte de consomption de l’esprit, et finit par pénétrer jusque dans son organisme physique même, marquant ainsi de son empreinte sa destinée entière. Tout comme Hegel, Heine estime que la muse de Hardenberg fut la maladie, que ses œuvres relèvent moins du critique que du médecin, que le « teint rosé dans les poésies de Novalis n’est pas la couleur de la santé, mais de la phtisie ». Il n’est guère douteux, en effet, que Novalis soit un décadent, un « dégénéré supérieur » pour employer une formule à la mode aujourd’hui. Son organisme débile de naissance, soumis de bonne heure à de mauvaises conditions hygiéniques, miné dès l’enfance par la tuberculose, se détraque et s’épuise rapidement. Il est aisé d’interpréter comme des symptômes morbides, comme des tares de décadence, bien des traits, soit dans sa vie soit dans œuvre. On pourra regarder, par exemple, son amour pour Sophie de Kühn, pour une fillette de douze ans, comme une de ces aberrations maladives souvent observées et décrites par les médecins chez certains dégénérés. On tiendra pour morbide aussi cette hyperexcitabilité qui aboutit à des visions et à des extases, cette faculté d’association qui lui permet de se retrouver lui-même dans l’univers entier, et qui a sa source véritable dans une incapacité d’attention, dans l’impossibilité de faire un triage parmi le chaos des représentations éveillées dans l’esprit, en vertu de la loi d’association, chaque fois qu’une excitation vient mettre en branle l’appareil nerveux. Morbide aussi cette aspiration passionnée vers la nuit, vers l’au-delà, qui a sa source dans la détresse physiologique d’un corps qui se détourne de la vie parce que la vie lui échappe. Morbide cette foi chimérique et obstinée dans le pouvoir absolu de la volonté. Morbide enfin cette obsédante sensualité qu’exaspère encore la tuberculose et qui associe chez notre mystique des représentations voluptueuses aux idées de mort et aux émotions religieuses.

Alors que certains condamnent Novalis comme décadent, d’autres le tiennent pour un rêveur, un songe-creux dont les inconsistantes fantaisies ne méritent pas d’être prises au sérieux. Et ils ne manquent pas, eux non plus, d’arguments spécieux à faire valoir. Il est trop évident que cet imaginatif n’a pas sû établir une distinction suffisamment nette entre le rêve et la réalité, que, dans la vie comme dans la spéculation philosophique, il a été victime des mirages les plus étonnants, qu’il s’est exagéré de façon déconcertante le pouvoir effectif de la volonté, de la foi, de l’amour, que son idéalisme magique n’est, dès qu’on le prend au sens littéral, qu’un défi puéril au sens commun comme à la nature humaine, et qu’il serait, au total, singulièrement périlleux, dans la pratique, de prendre pour argent comptant ses prophéties sur la puissance magique de l’homme et d’attendre des progrès du génie poétique la restauration de l’âge d’or et le règne de l’amour sur terre et dans l’univers. Bien que Novalis, renchérissant encore sur son maître Fichte, ait proclamé l’omnipotence de la volonté, on n’aura guère l’idée de le saluer comme un « professeur d’énergie ». Déjà Carlyle, qui honorait en lui un apôtre de renoncement et admirait sa puissante lucidité dans la méditation abstraite, lui reprochait son excessive mollesse, la passivité quelque peu féminine de sa nature destituée de toute décision et de toute robustesse. M. Maeterlinck, de même, le tient pour un mystique presque inconscient et doucement extravagant, pour « un Pascal un peu somnambule » qui vit « dans le domaine des intuitions erratiques », qui « sourit aux choses avec une indifférence très douce et regarde le monde avec la curiosité inattentive d’un ange inoccupé et distrait par de longs souvenirs. » Pour cette raison même il déplaisait fort à un national libéral doctrinaire comme Gervinus, qui ne voyait dans le romantisme qu’une dangereuse aberration et en Novalis qu’un rhapsode habile doublé d’un mystificateur. Et aujourd’hui encore il est quelque peu suspect à un champion de l’impérialisme allemand contemporain comme M. Bartels. Si ce dernier ne condamne plus en bloc le romantisme mais vante le romantisme « réaliste » et sain qui plonge dans les réalités sociales et ethnographiques de la vie nationale, il réprouve énergiquement, en revanche, le « faux » romantisme issu de l’idéalisme métaphysique et de l’individualisme génial, « ce produit excentrique d’une culture artificielle et excessive ». Et il voit avec un médiocre plaisir la jeunesse allemande d’aujourd’hui se laisser séduire par ce qu’il y a en Novalis de malsain, par ses tendances occutistes et sa luxure mystique. Novalis ne doit évidemment inspirer qu’une sympathie très mitigée aux esprits positifs orientés vers l’action utile.

Il risque fort, aussi, de rencontrer une hostilité décidée auprès des fervents du « libéralisme » politique et religieux. Quand Frédéric Schlegel eut publié en 1826, dans la 4e édition des Œuvres complètes le fameux pamphlet Europe ou la Chrétienté — dont il supprimait d’ailleurs soigneusement les passages hostiles au catholicisme contemporain, — Novalis dut inévitablement apparaître aux libéraux comme le type accompli de réactionnaire romantique et comme un dangereux adversaire de l’esprit moderne. Renégat du protestantisme, il diffamait l’ère des lumières, les conquêtes de la raison et se livrait à une apologie scandaleuse des Jésuites, de l’obscurantisme et du catholicisme médiéval. Renégat de la Révolution française et du principe libertaire, dénué de tout sens du droit, il regardait la foi et l’amour comme le fondement nécessaire de toute association humaine et opposait à la notion moderne de l’État, une conception nettement aristocratique et théocratique. — Un doctrinaire du libéralisme comme Arnold Ruge voyait, en 1839, dans l’apologie de l’irrationnel le ferment réactionnaire du romantisme. Il montrait comment l’esprit moderne, arrivé au faîte de la culture, sacrifie ses conquêtes à une ombre illusoire du passé, comment la glorification de l’arbitraire individuel et de l’anarchie sentimentale aboutit, par une logique immanente, à la restauration de la théocratie et du despotisme. Et il dénonçait en Novalis le représentant séduisant et subtil de cet irrationalisme dangereux qui menaçait d’arrêter le développement de l’humanisme rationaliste. De même, à une époque plus récente, M. Brandes désignait Novalis comme le Joseph de Maistre de l’Allemagne. — Or, nous savons aujourd’hui, que Novalis, loin d’avoir été un promoteur conscient de la renaissance du catholicisme ultramontain, était convaincu que le catholicisme romain sous sa forme officielle devait fatalement périr à bref délai. Il professait un mysticisme interconfessionnel et ses sympathies pour le catholicisme médiéval étaient avant tout esthétiques. En politique aussi il ne songeait pas à faire revivre le passé. Il était « républicain » et vaguement socialiste à sa façon par son patriotisme civique qui absorbait l’individu dans le citoyen ; et il posait en principe que « plus l’homme est civilisé et plus il est membre intégrant d’un État policé ». — Il n’en reste pas moins vrai que, par son aversion absolue pour la « petite » raison, pour l’intelligence calculatrice, il s’est mis en opposition décidée avec les rationalistes de l’ère des lumières ou de l’époque révolutionnaire et avec ceux qui, aujourd’hui, prétendent continuer leur œuvre dans le domaine de la politique et dans celui de la religion.

Constatons enfin que, si Novalis est malmené par les fervents du libéralisme, il demeure d’autre part, en dépit de son évidente sincérité religieuse, assez suspect aux représentants de l’orthodoxie catholique. Rien de plus naturel d’ailleurs. Le mysticisme sans doute, est l’élément actif de la piété chrétienne ; mais c’est un fait connu que le mysticisme spéculatif a de tout temps confiné à l’hérésie. L’Église a condamné Scot Eriugène, et les frères du Libre Esprit, et les « spirituels » franciscains, et maître Eckart et combien d’autres ! Comment aurait-elle pu louer sans restrictions la piété d’un Novalis ! Ne nous étonnons donc pas si certains écrivains catholiques ont nettement marqué leurs réserves quant à la « sainteté » de Novalis. Ils saluent en Hardenberg un allié dans la lutte contre le matérialisme et l’indifférence religieuse ; ils approuvent sa critique de la Réforme et de la Révolution. Mais ils ne peuvent se dissimuler qu’il demeure, tout au fond de lui-même, irréductiblement rebelle à la discipline eclésiastique qui a précisément pour objet de contenir en de justes limites les suggestions de l’esprit mystique. Et pour cette raison aussi, son catholicisme reste sujet à caution. Eichendorff déjà reprochait à Novalis de proposer un remède purement illusoire pour guérir les maux qu’il signalait avec tant de force. Ce n’est pas ajoutait-il, un catholicisme théosophique sans dogmes et sans rites, sans hiérarchie et sans discipline, ce n’est pas une vague religion de la Nature et de la Beauté qui peuvent sauver l’homme moderne : seul le retour au catholicisme vrai, la soumission docile à l’autorité sacrée de l’Église le conduiront au salut. — Et ce jugement d’Eichendorff garde sans aucun doute aujourd’hui encore sa valeur. Novalis ne sera jamais, dans l’armée catholique, qu’un « volontaire », qu’un « irrégulier », dont on accepte les services, mais dont on se réserve le droit de renier les compromettantes audaces.

On voit ainsi, au total, les limites entre lesquels oscillent les jugements de valeur portés par la critique sur Novalis. Célébré par les romantiques comme un saint et comme un martyr, pleuré, au dire de Goethe, par des troupes de jeunes filles et d’étudiants qui se rendaient en pèlerinage sur sa tombe et la couvraient de fleurs, il a été discuté ensuite et, parfois combattu non sans âpreté, par les adversaires du romantisme et de la réaction politique et religieuse. Sa réputation a subi une éclipse momentanée vers le milieu du siècle dernier, au moment où l’Allemagne intellectuelle se détachait de l’idéalisme et du romantisme, pour évoluer vers le réalisme en littérature, vers le matérialisme en philosophie. Saint-René Taillandier constate, en 1854, que les Allemands renient les maîtres qu’ils aimaient hier, mais il prédit qu’ils reviendront sur ce jugement passionné. Et il ne se trompait pas.

Le romantisme a eu sa revanche. Au matérialisme, rapidement discrédité, ont succédé le pessimisme schopenhauérien, l’idéalisme néo-kantien ou le radicalisme nietzschéen. Après une période d’athéisme ou d’agnosticisme on a vu refleurir la foi positive ou tout au moins la nostalgie religieuse et la curiosité inquiète des choses de l’au-delà. Le mysticisme, au lieu d’être considéré simplement comme une maladie mentale, une aberration pathologique de l’esprit humain a été étudié avec une sympathie croissante, comme un phénomène à la fois éternellement humain et aussi spécifiquement allemand. Le naturalisme, après un court triomphe, a cédé le pas, en littérature, au symbolisme. Le romantisme a été réhabilité par la critique historique qui, à la suite de Dilthey et de Haym, a montré dans ce mouvement une étape nécessaire, intéressante et féconde dans le développement de la pensée et de l’art allemands. Il a ainsi trouvé un regain de faveur auprès des lettrés comme auprès du grand public. Sans doute, en Allemagne comme en France, cette évolution de l’opinion ne s’est pas accomplie sans résistances. Les débats sur le romantisme sont plus que jamais à l’ordre du jour. On discute pour savoir s’il est ou non un danger pour la santé publique ; on prédit périodiquement que le néo-romantisme va faire place à une renaissance du classicisme, à une reprise de l’humanisme rationaliste. Mais en somme, si l’accord n’est pas fait et ne fera pas de longtemps sur la valeur absolue du romantisme comme idéal artistique et interprétation de la vie, on incline de plus en plus à lui reconnaître dans tous les cas une importance relative et historique certaine, à respecter dans ses grands représentants des héros authentiques de la culture germanique.

La réhabilitation du romantisme a eu pour conséquence naturelle le renouveau de faveur dont jouit présentement Novalis. Aujourd’hui que sa personnalité, dégagée des légendes qui les défiguraient jadis, nous apparaît dans sa vérité si humaine, dans son énigmatique et attirante complexité, nous percevons clairement que son succès n’est pas dû à un engouement passager de la mode, mais s’explique par des causes plus profondes et plus durables. Il n’est pas seulement un individu d’une originalité saisissante et dont le « cas » particulier présente un intérêt psychologique de premier ordre. Il est en même temps un homme « représentatif » au premier chef.

Novalis est une des plus belles figures du mysticisme allemand. Il est le trait d’union entre les mystiques du passé germanique chrétien et les grands inspirés de l’Allemagne moderne. Il ouvre cette brillante série des prophètes mystiques du xixe siècle, qui aboutit à Richard Wagner ou à Frédéric Nietzsche. Il n’est indigne d’eux ni par la ferveur optimiste de sa foi, ni par l’enthousiasme avec lequel il a prêché son idéal, ni par la noblesse originelle de sa nature, ni par la force poétique du langage à l’aide duquel il a cherché à communiquer ses expériences intimes. Ofterdingen annonce Parsifal et Zarathustra. Et l’idéalisme magique de Novalis est une fiction symbolique qui ne le cède guère en beauté ni à la doctrine de la régénération de Wagner, ni à l’hypothèse du Retour éternel de Nietzsche. Ce que valent, au point de vue absolu, ces Évangiles d’hier et d’aujourd’hui, je n’essaierai pas de le décider ici. Mais il ne me paraît pas douteux qu’ils ne soient, les uns comme les autres, des tentatives de nobles apôtres et de grands artistes pour exprimer chacun dans sa langue et selon son tempérament, d’une façon toute approximative et symbolique, par des formules philosophiques ou des images poétiques, l’expérience vieille comme le monde et toujours nouvelle de l’ineffable et incommunicable illumination mystique.

Puis, Novalis est, en même temps qu’un des maîtres de la mystique, une des figures typiques du romantisme allemand. Son idéalisme ne diffère pas essentiellement de celui de Kant ou surtout de Fichte. Sa philosophie de la nature est voisine de celle d’un Ritter ou surtout de Schelling qui, pendant des années, a exercé une influence décisive sur le développement des sciences naturelles en Allemagne. Son monisme peut se comparer au panthéisme de Spinoza qui séduit à ce moment la plupart des romantiques depuis Fichte, Schleiermacher ou Schelling jusqu’à Schlegel ou Steffens. Sa philosophie religieuse le rapproche de Schleiermacher qui définit la religion « l’intuition de l’infini dans le fini », et voit dans l’« intuition » et le « sentiment », l’élément propre de la vie religieuse. Son idéalisme magique enfin n’est qu’une variante paradoxale du volontarisme de Fichte qui regardait l’activité libre comme l’essence du moi et la source originelle de toute la vie consciente de l’humanité. Comme les grands représentants du premier romantisme c’est une nature complexe qui unit en une synthèse hardie des éléments en apparence disparates et presque contradictoires. C’est un mystique ardent mais aussi un amant de la vie, un délicat épicurien et un fonctionnaire modèle. C’est un contempteur de l’intelligence théorique en même temps qu’un passionné de la spéculation métaphysique et de la science positive. C’est un admirateur de la théocratie du moyen âge et pourtant un libre esprit hostile à tout despotisme religieux ou politique. — Je reconnaîtrais même volontiers, avec un des plus récents historiens de cette période, que Novalis est peut-être la figure la plus pure et la plus touchante du romantisme. Presque tous les écrivains de ce groupe présentent, en effet, un trait plus ou moins déplaisant. La sentimentalité de Jean-Paul devient excédante à la longue. Tieck est un grand enfant qu’on a peine à prendre au sérieux. Frédéric Schlegel choque par son dilettantisme cynique et sa grasse sensualité. Auguste-Guillaume Schlegel se rend ridicule par sa fatuité de vieux beau. Fichte offusque par l’âpre intolérance de son dogmatisme et Schelling par ses agaçantes prétentions à l’infaillibilité, Schleiermacher déconcerte par les fluctuations de sa nature complexe. Novalis au contraire est tout harmonie. Il a, par sa noblesse et sa simplicité ingénue, exercé une irrésistible séduction sur tous ceux qui l’approchaient. Et aujourd’hui encore, on ne résiste guère au charme insinuant et subtil qui se dégage de cette douce physionomie.

Gardons-nous, d’ailleurs, d’exagérer son importance. Peut-être est-il le représentant par excellence du romantisme comme Gœthe est l’incarnation typique du classicisme. Mais ne cherchons pas à effacer les distances. Gœthe vécut quatre-vingt-deux ans en parfaite santé d’âme et de corps, produisant tout un monde d’écrits, développant une activité prodigieuse dans les domaines les plus divers, lèguant à l’humanité quelques chefs-d’œuvre impérissables et l’exemple d’une vie qui est peut-être son chef-d’œuvre le plus admirable. Novalis est mort de la phtisie à vingt-huit ans, sans avoir eu le temps d’accomplir rien de grand, laissant seulement derrière lui la matière de trois petits volumes d’écrits, presque tous inédits, aphorismes détachés, fragments d’œuvres inachevées, ou matériaux épars de travaux futurs. Et, chose étrange, il ne donne pas l’impression d’être mort trop tôt. Il semble qu’il ait, en somme, accompli ou peu s’en faut la tâche pour laquelle il était fait. Gœthe avait-il donc raison lorsqu’il disait : « Le classicisme est ce qui est sain, le romantisme ce qui est malsain » ? Est-ce un simple hasard que la plus belle figure du romantisme soit une de ces natures mystérieuses et énigmatiques qui se trouvent sur la terre comme en un séjour provisoire, presque comme en un lieu d’exil d’où ils tournent leur regard vers leur patrie mystique, vers ce royaume de la Nuit, que Richard Wagner a chanté en de si merveilleuses harmonies au dénouement de son Tristan, et dont Novalis a célébré avant lui, avec des accents qui nous émeuvent encore, la paix souveraine et la mystérieuse attirance.

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