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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 129-138).

IX

GYGÈS

S’il y avait deux anneaux de ce genre et que le juste en eût un, où est l’âme de diamant qui s’en tiendrait à la justice ?
(La République.)

Mais un jour deux lionceaux écoutent, deux jeunes hommes pleins de feu, tout ambitieux d’être et de vaincre. Ce sont Adimante et Glaucon, les frères de Platon. Or les discours d’un Calliclès ou d’un Thrasymaque ne leur apprennent rien qu’ils ne sachent. Comme dit Socrate, on n’entend que cela. « Plaisante justice ! » comme dit l’autre. Et l’ordre utile, que l’on voudrait sacré, et la riche proie d’honneur et de richesse promise à l’ambitieux, ce sont les lieux communs de l’histoire. Foutefois la négation de ces choses, tranquille en Socrate, amène sous un jour cru ce qu’on ne dit jamais tout à fait, et peut-être, en achevant la preuve, éveille le doute. Car ce n’est pas un grand parti de faire ce que tous font, mais c’est un grand parti de juger qu’ils ont raison. On rougit plutôt d’une pensée que d’une action. Une action n’engage pas ; mais, si l’on se lie devant soi-même par quelque terrible maxime, on se prive alors des vertus d’occasion ; il faut que l’on s’achève selon la maxime. C’est pourquoi le prudent Protagoras ne pense jamais ce qu’il pense ; mais cette prudence ne se trouve qu’en un homme fatigué. Quand la barrière tombe, les coursiers s’élancent ; ainsi s’élancent-ils l’un et l’autre, afin d’achever le discours redoutable. Et, comme dit Homère : « Que le frère porte secours au frère. » Platon, tu n’es pas loin.

Or, disent-ils, il se peut que des hommes d’âge et de sérieux se trouvent portés un peu au delà des lois qu’ils ont faites, ou bien un peu à côté, sans y penser trop. Ou bien, s’ils y pensent, ce n’est qu’un jeu pour eux, qui rend un peu plus libres les mouvements de la gloire assurée. Mais pour nous, qui n’avons rien fait encore ni rien juré, pour nous tout l’avenir est sur le coupant du sabre. Il s’agit de se jeter ici ou là ; car cet âge ne fait rien à demi. Eh bien, disent-ils chacun à leur tour, il faut que tout soit décidé ici et là-haut. Des dieux et des hommes le dernier mot. Ou bien toute l’injustice, sans remords, selon l’instinct, selon le désir, selon le plaisir, par les immenses moyens du sang noble et de l’acclamation. Ou bien, s’il est vrai que ce soit mieux ainsi, toute la justice. Mais, Socrate, il ne suffit pas que tu nous dises que cela est mieux ; il faut que tu le prouves. Ce reproche que tu es, il faut qu’il parle clair. Car la vertu de nos cahiers et de nos livres, la vertu selon nos maîtres, et selon nos poètes, et selon nos prêtres, ce n’est que prudence, ce n’est que peur. Ce contrat de société, cette religion de l’ordre, cette précaution de ne pas nuire, ce n’est que peur. Et peur de quoi ? Les vaincus nous aimeront. La gloire de loin redoute le blâme, et trouve l’applaudissement. Les dieux eux-mêmes, à ce qu’on nous enseigne, se laissent fléchir par l’hécatombe. Il ne s’agit que d’oser. Eh bien, Socrate, nous oserons. Ce qui nous plaira, nous nous y porterons d’un mouvement assuré ; car c’est ainsi que l’on surmonte le risque, et l’ennemi devient méprisable par le mépris qu’on en a. Qu’on ne vienne donc pas nous dire de prendre garde, et que, comme nous ferons, il nous sera fait ; car c’est ce qui arrive aux faibles, c’est ce qui effraye les faibles, et nous ne nous sentons point faibles. Tu ne le voudrais point. Toi-même, Socrate, si tu trouvais bon d’entreprendre, et s’il n’y avait que le danger entre ton entreprise et toi, tu rougirais d’attendre.

Ou bien c’est qu’il y a autre chose, autre chose que des puissances, autre chose que tu connais et que tu ne dis pas. Non pas ces juges d’opinion, qui ne condamnent que les faibles, mais un juge au dedans, fort dans les forts. Un juge qui n’empêche point ; qui n’est que raison et lumière ; qu’on ne peut fléchir ; qui punit par la volonté même, par cette même volonté qui choisit à la fois l’injustice et le châtiment. Un autre dieu, qui laisse seulement aller les suites intimes, et ainsi qui ne peut pardonner. Mais il faut nous dire comment cela se fait, sans opposer rien à nous-mêmes que nous-mêmes. Sépare donc violemment le juste et l’injuste. Que l’injuste soit honoré des hommes et des dieux, assuré de puissance, d’amis, de richesse, et de longue vie ; et prouve-nous, car nous savons que tu le crois, qu’il a pris le mauvais parti, et qu’il s’est nui à lui-même. En revanche dessine le juste tout nu. Qu’il soit méprisé des hommes et des dieux, emprisonné et mis en croix par sa justice même, et prouve-nous qu’il a pris le bon chemin, et qu’il s’est bien servi lui-même, comme le meilleur et le plus sage des amis l’aurait servi. Écoute enfin l’histoire de Gygès. Ce n’était point un méchant homme. Il faisait son métier de berger comme on le fait ; mais c’est qu’il ne pouvait pas faire autrement ; c’est qu’il ne voyait pas le moyen de faire autrement. Tu sais comment le hasard lui fit trouver un moyen, cet anneau qui le rendait invisible pourvu qu’il tournât le chaton vers le dedans de la main. Ayant découvert par rencontre ce secret merveilleux, il prit seulement le temps de s’assurer là-dessus, et puis le voilà parti, le voilà à la cour. Il tue le roi, il séduit la reine, il règne. Or, si Calliclès et Thrasymaque ont raison, si tous nos maîtres et tous nos poètes ont raison, Gygès a bien fait. Et que le sort nous donne un anneau pareil au sien, nous ferons comme lui. Ne dis point qu’un tel anneau ne fut jamais donné à personne. Ne le dis point, car tu sais bien que tout homme a un tel anneau, dès qu’il ne craint plus que son propre jugement. Allons ; dis-nous ce que Gygès ne savait pas ; qui l’aurait arrêté tout net s’il l’avait su ; qui l’aurait fait jeter peut-être son anneau, comme nous jetterons, nous, le pouvoir, si tu nous instruis ; car alors ce serait le pire danger, comme tu l’as dit, que de tout pouvoir impunément. Enfin dis-nous comment Gygès s’est puni lui-même.

C’est ainsi qu’Adimante et Glaucon mirent Socrate en demeure ; et c’est ainsi qu’aux deux premiers livres de La République s’ajoutèrent les huit autres, où la doctrine de la justice comme santé de l’âme est amplement exposée, ainsi que le vrai jugement de Minos, et le grand risque où nous sommes de n’être punis que par nous. Ou plutôt, c’est Platon lui-même qui mit l’ombre de Socrate en demeure, et l’écouta parler comme il avait agi vivant. Et tout est disposé, dans ce Dialogue illustre, selon la double prudence de Socrate et de son disciple, de façon à préparer l’esprit du lecteur attentif, de façon à détourner aussi les esprits frivoles. C’est pourquoi il ne servirait point de résumer La République ; mais on peut, en éclairant surtout les idées que le lecteur n’y trouve point d’abord, effacer l’impression vive et démesurée que font de vaines utopies, et dont même le prudent esprit d’Aristote, chose incroyable, a gardé l’invincible trace. Le fait est que les dix livres de La République sont l’épreuve de choix pour l’homme qui prétend savoir lire. Car tout y est, et d’abord que La République ne traite point de politique. Socrate s’avise seulement de ceci, qui est une idée inépuisable et presque insondable, que le corps social étant plus gros que l’individu et ainsi plus lisible, c’est dans le corps social qu’il faut chercher d’abord la justice. Or, tous les secrets de la doctrine platonicienne sont ici rassemblés, et comme refermés les uns sur les autres. Car si l’on entendait que l’individu n’est juste que par sa participation à un état juste, on retomberait dans le discours du sophiste sur la justice selon la loi politique, et ce n’est certainement pas cela que Platon veut nous faire entendre ; la justice individuelle n’est nullement la justice selon la société. Mais, d’un autre côté, la justice de l’État est prise comme justice individuelle, comme justice propre à ce grand corps. Ainsi il est vrai aussi que l’homme juste tout entier, rapporté à ses diverses puissances, est analogue à l’État tout entier. En sorte que, dans l’État juste, ce n’est pas le guerrier qui est juste, ni l’artisan, ni même le magistrat ; mais c’est l’état qui est juste. Et de même dans l’homme ce n’est pas le cœur qui est juste, ni le ventre, ni même la tête ; mais c’est l’homme qui est juste. En ce sens on peut dire que l’État et l’individu participent à la même justice ; ce qui ne veut point dire que l’homme soit jamais juste par l’État juste dont il serait une partie. Enfin l’on retrouve ici l’idée indivisible, séparée et inséparable. Car la justice ne peut pas plus appartenir à une des parties, soit de l’État, soit de l’homme, que le cinq à un des cinq osselets. Ainsi l’idée est séparable, et même séparée en un sens. Mais, d’un autre côté, qu’y a-t-il de plus substantiel à l’homme, et à lui plus intime et personnel, que sa propre justice ? Car n’est-ce pas sa justice propre, sa justice à lui, sur lui mesurée, sur lui éternellement mesurée, qu’il fera par ce gouvernement, soit de telle colère et des autres colères, soit de tel désir et des autres désirs, soit de telle science, composée avec tel sentiment et avec tels appétits ? Deux hommes sont différents ; deux hommes justes seront différents, et par la même justice. Voilà donc un exemple de plus d’une même formule rigoureusement commune à des solutions différentes. Comme Spinoza dit que l’homme n’a nullement besoin de la perfection du cheval, ainsi nous dirons que l’homme n’a que faire de la justice de son voisin. Par un effet de la réflexion qui étonne toujours, c’est l’obligation de retrouver l’idée dans l’être différent toujours et toujours changeant, qui nous garde de dormir sur la justice d’hier. On oserait dire plus ; on oserait dire que c’est la difficulté même de la doctrine théorique, la variété des touches, la distribution inimitable des lumières, enfin la lente initiation, qui assure ici l’efficace de la doctrine pratique. Si donc le résumé qui va suivre avait les caractères de l’évidence faite, c’est la faiblesse souvent des résumés, il faudrait se ressouvenir du présent avertissement.