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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 7

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Paul Hartmann (p. 109-118).

VII

ALCIBIADE

Ce que je voulais dire, c’est que nous ne devons point nous tromper à ces choses que nous n’aimons qu’en vue du suprême aimé, et qui n’en sont que des fantômes.
(Lysis.)

Tout le monde croit savoir ce que c’est que l’amour platonique, et, bien mieux, tout le monde le sait. Ce culte spontané, rare, infaillible, qui a fait d’un nom propre un mot usuel du commun langage, nous montre le centre du système. Nous y regardons, et nous ne savons trop où frapper. L’amour du bien est universel, mais va droit à son objet à travers le vide ; l’amour du bien ne fait rien. L’amour du beau est plus près de terre ; il nous tient plus au corps ; les douces larmes en témoignent ; le bien ici a lui-même un corps ; le bien nous touche ; admirez cette impérieuse métaphore. Toutefois, nous sommes encore bien loin d’Hippothalès passant par toutes les couleurs ; nous sommes bien loin de ces cyclones de sang et d’humeurs qui font connaître les amoureux. Songez au dépit, à la colère, au délire, à ce corps qui se tortille au lieu de dormir, comme un serpent coupé. Telle est l’épreuve de tous, et chacun comprend l’hymne : « Éros, invincible aux hommes et aux dieux. » Or je crois qu’il faut regarder de près à ces impétueux mouvements qui résultent, dans le corps humain, d’une si légère touche, la vue, et plus souvent encore d’une image fugitive. Nul n’expliquerait ce trouble étrange par l’attrait d’un plaisir ; chacun estime d’un juste regard l’immense espace qui s’étend entre le désir et l’amour. Tous ces drames que l’on lit, que chacun craint pour soi, et ce nez de Cléopâtre, tout cela est bien loin d’un plaisir court et animal. Tout cela est d’âme, et même d’esprit. En cette ambition de plaire, et de plaire à l’être le plus haut et le plus difficile, à l’être qu’on veut tel, se montre aussitôt la plus noble ambition, qui cherche le semblable plus haut que soi, et qui veut s’y joindre. Alceste souffre de Célimène vulgaire et basse ; il la veut sublime ; il la pressent telle. C’est d’un esprit qu’il veut louange, et libre louange. Il est certes beau à voir, s’efforçant en toutes ses actions de mériter cet éloge qu’il espère ; mais Célimène a manqué de courage. Or, puisque le théâtre témoigne pour tous, il est évident qu’au jugement des fils de la terre tout amour est céleste, tout amour est platonique. Ainsi d’un regard, et bien aisément, nous avons parcouru toute l’étendue de ce grand sujet.

Mais trop vite sans doute ; trop aisément oublieux de cet animal rugissant et debout ; encore bien plus oublieux de cet animal digérant qui n’est heureux que couché. Platon, de mille manières, et sans aucun ménagement, nous étale notre lot ; ici souvent violent, heurtant, offensant ; attentif, il me semble, à déplaire, par la vive peinture des mouvements soudains, qui, bien que participant au plus haut de l’âme, il n’importe, n’en remuent pas moins, en ce tourbillon indivisible, toute la vase marine sur laquelle reposait notre transparence. Il y a pis qu’Hippothalès rouge et suant ; il y a le Charmide, où Socrate lui-même ressent un choc trouble, et, chose qui importe à savoir, est tout remué par un céleste désir, par une incorporelle amitié. Il n’en peut être autrement puisque notre âme, en son mouvement imité des sphères supérieures, ne cesse d’entraîner et de former, à grand péril, une argile lourde. Les douces larmes, disais-je, en témoignent ; or cette sueur des larmes sublimes est de la même eau et du même sel que toute sueur. Platon prend l’homme tel qu’il le trouve, au-dessous de lui-même et sans limites qu’on puisse marquer, dès qu’il n’est pas au-dessus. Si, par le changement des mœurs, Platon vous saisit scandaleusement, et au-dessous de ce que vous pensez pouvoir être, l’avertissement n’en est que plus fort. Suivant Platon qui n’a jamais menti, qui m’a décrit à moi-même tel que je puis être et pis, et qui, tel que je suis, m’a reconnu immortel, j’ai donc écrit au devant de ce chapitre le nom d’Alcibiade, mauvais compagnon.

Socrate l’aimait. Socrate l’aimait parce qu’il était beau. Mais n’ayez crainte. Socrate est grand et pur. Socrate s’est sauvé tout ; qui ne se sauve pas tout ne sauve rien. Seulement il ne faut point lire d’abord le Banquet, scandaleux mélange. Toutefois à ceux qui s’étonneraient du Banquet, comme à ceux qui croiraient ici descendre au-dessous d’eux-mêmes, je demande ce que l’on fait dans un banquet, ce que broient les fortes dents, de quelle huile épaisse se nourrit cette flamme de la pensée. Mais puisque le commun des hommes n’est pas disposé, comme est Socrate, à vider la grande coupe de huit cotyles sans être ivre, je conseille de lire d’abord le Premier Alcibiade, toujours neuf pour tous, toutefois assez familier aussi, puisqu’on y voit la plus brillante vertu tourner à mal, après avoir brillé un moment sur l’apparence politique. On y voit que Socrate poursuivait Alcibiade de ses yeux fixes et émerveillés. C’est que la beauté est un signe de la sagesse ; et tous le savent ; tous comprennent ce que la miraculeuse Grèce ne cesse de dire par ses statues. Mais une statue n’est que marbre. Combien plus émouvant est l’homme en sa fleur, quand, par ses moindres traits, il annonce un juste équilibre, et la participation de tous les membres à l’esprit gouvernant ! Miracle, annonciation. Ainsi Socrate suit des yeux cette forme parfaite, guettant cette âme, admirant cette avance merveilleuse, cette grâce, cette marque de Dieu. Attentif, et non sans reproche ; Alceste de même ; car tout homme pressent qu’une grande âme est aussi quelque chose de menaçant, et de puissante ruine. Ainsi Socrate le regarde, Socrate qui n’eut point cette grâce d’être beau. J’oserais dire qu’il le regarde avec une sorte de noble jalousie. Tout promettre, et tout refuser ! Printemps, espoir du monde, et déjà glaciale déception. On sait que la vie d’Alcibiade fut d’abord frivolité, corruption, vanité proverbiale ; et que la fin, d’intrigues, de bassesses, de trahisons, fut la plus méprisable peut-être de toute l’histoire. Je comprends qu’Alcibiade demandât, avec une sorte d’impatience et peut-être de honte : « Socrate, que me veux-tu ? » Aussi cet entretien si jeune sonne comme le dernier entretien. Alcibiade fait luire le dernier espoir, par une curiosité vive et forte ; et Socrate aussi donne le dernier avertissement. Au Banquet, maintenant, Alcibiade répond par ce sublime éloge s’élevant de l’enfer, et que je crois inutile de citer. « Cette forme de moi promettait trop. » Ainsi, devant quelque Socrate rustique, a parlé plus d’un fils du soleil, avant de se précipiter. Le lecteur sent ici comme sur son visage cet air du matin que Socrate respire, lorsqu’il sort pur de cette ivresse et retourne à sa vie habituelle. C’est par un tel matin, je le parie, que Platon quitta la politique.

Ayant tout mis en place autant que j’ai pu, je ne puis maintenant me tromper à ces discours du Banquet, ni à cette mythologie d’Aristophane, l’homme des Nuées, ni à ce discours plus spécieux de Pausanias, opposant la Vénus terrestre à la Vénus Uranie. Phèdre attend toujours. Phèdre n’est pas délivré de cette émotion sublime qui vise trop haut et trop bas. Maintenant Socrate parle, et ce conte de bonne femme qu’il nous rapporte rassemble le ciel et la terre. Il n’y a qu’un amour, fils de Richesse et de Pauvreté, nature mélangée. Pauvreté, car, ce qu’il cherche, beauté, sagesse, il ne l’a point. Mais richesse, car ces hauts biens, en un sens il les a ; comme on peut dire que celui qui cherche n’est pas tout à fait ignorant, ; ce qu’il cherche, il l’a. Richesse ; aussi ne faut-il point s’étonner si les premiers mouvements de l’amour, devant l’énigme de la beauté, sont comme surchargés de pensées. Et cela seul montre assez que le désir n’est point l’amour. Mais la colère, plus noble que le désir, n’est point non plus l’amour. Ce qui est cherché, et rarement trouvé, c’est l’autre esprit, le semblable et autre, cherché d’après les plus grands signes, et puis d’après les moindres signes, dans ce tumulte bientôt ambigu, où l’orgueil, la pudeur, la déception, l’ennui entrecroisent leurs messages. Ce qui est aimé, c’est l’universel ; c’est l’incorruptible ; oui, en ces corps semblables à celui de Glaucos le marin, tout recouvert de boue et de coquillages. Comprenons qu’encore une fois Platon rassemble ; que Platon ne parle qu’à nous, et de toutes nos amours. Mais il faut insister un peu, puisque les hommes ne croient point cela, ou bien, s’ils le croient, aussitôt veulent sauter hors d’eux-mêmes. Oui en ces enfants, qui témoignent si bien, qui éclairent si bien l’Amour aveugle, que cherchons-nous et qu’aimons-nous, sinon les signes de l’esprit ? Que cherchons-nous que l’éternel, en cette durée de l’espèce qui est la métaphore de l’éternel ? Mais même dans le premier amour, si chargé de désir, que cherchons-nous ? Non point prise violente, ni plaisir dérobé. Non ; mais confiance, mais consentement, mais accord libre. Oui, chacun le veut libre ; chacun veut une promesse d’esprit. Et, après la beauté, qui est le premier signe, encore d’autres signes de l’entente et de l’approbation. Un double perfectionnement qui donne prix aux éloges et qui accomplisse les promesses. D’où l’amant veut grandir celle qu’il aime, et d’abord la croit telle qu’il la veut, et elle, lui. Deux esprits libres, heureux, sauvés. Il n’y a pas un mot d’amour qui ne rende ce son ; il n’y a pas une violence, un désir nu, un acte de maître, qui ne soit une offense à l’amour. Aussi n’y a-t-il point d’amour qui craigne le temps et l’âge, et qui ne surmonte les premiers signes. Cette sorte de culte, que la mort n’interrompt point, est peut-être le père de tous les cultes et de toutes les religions. L’amour terrestre va donc naturellement à l’amour céleste, par cette foi en l’esprit, qui cherche et trouve pensée en l’autre. Et au contraire, si l’union des corps ne va point à servir en commun l’esprit, du mieux que l’on sait l’entendre, c’est promptement amour rompu et querelle misérable. Ainsi chacun sait bien que tout amour est platonique, et c’est peut-être Alcibiade tombé qui le sait le mieux. D’où est venue à Platon cette gloire diffuse, qu’il partage avec les stoïques, d’avoir enrichi de son nom propre le langage commun.