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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 119-128).

VIII

CALLICLÈS

Ce n’est pas parce qu’on craint de la commettre, mais c’est parce qu’on craint de la subir, que l’on blâme l’injustice.
(La République.)

Il s’agit maintenant du juste et de l’injuste, et non pas pour demain. Non pas pour les autres, non pas à l’égard des autres. Non. Chacun enfermé dans sa forme et réduit à soi, chacun a assez de lui-même, assez de se sauver. Parmi des fous ou parmi des sages, il n’importe. Si ta justice dépendait du voisin tu pourrais attendre ; tu aimerais peut-être à attendre. Sans doute est-il bon, afin de dresser cette idée en toute sa force, de laisser maintenant Dieu comme il nous laisse, répétant ce mot de Marc-Aurèle : « Quand l’univers serait livré aux atomes, qu’attends-tu pour mettre l’ordre en toi ? » Cette idée s’est étendue, mais aussi dispersée, séparée de ses fortes raisons ; autant voilée aujourd’hui qu’en ce temps-là par le brouillard politique. C’est pourquoi la première erreur, et de grande conséquence, est de croire que La République est un traité de politique ; cette erreur sera redressée ; mais il faut commencer par le Gorgias. Ici se trouve la plus forte leçon de politique, si forte que les plus forts oseraient à peine la suivre. Une fois l’ambitieux a parlé.

Mais, afin d’imiter passablement cet air de sagesse, cette impatience, cette ironie, cette bonhomie, ce cynisme, enfin l’importance appuyée sur l’institution, il faudrait rassembler le cercle des sophistes, entendez hommes d’État, avocats, juristes, critiques, où l’on verrait Protagoras le profond, Gorgias l’indifférent, Polos le brillant, Prodicos le subtil, Calliclès le violent, Thrasymaque l’épais, et encore Hippias le naïf, Ion le vaniteux, auxquels on joindrait Lachès et Clinias, généraux d’armée, hommes de main et d’entreprise. Enfin réunir les assises de la pensée. Et même il faudrait former de tous ces visages un seul visage, où la politesse, l’étonnement, l’impatience et l’ennui passent tour à tour comme des nuages sur des positions imprenables, pendant que Socrate, en sa quête de l’homme, et estimant pour vraies ces puissances, encore une fois cherche accord et commune pensée. Or, en ce qu’il dit, il y a des choses qui vont de soi, sur le bien et l’utile, car ce sont des mots que nul ne méprise ; aussi sur le courage, la tempérance, la sagesse ; car ces hommes d’expérience ne vivent nullement à la manière des bêtes, mais estiment au contraire très haut un régime d’élégance, de sécurité, et de force gouvernée, dont les statues des Dieux sont les justes images. Toutefois Socrate disant qu’il vaut mieux être juste que puissant va un peu loin, quoique cela soit bon à dire et à faire croire. Socrate disant qu’il vaut mieux être juste et passer pour injuste qu’au contraire être injuste et passer pour juste, Socrate cette fois va trop loin, car c’est mépriser l’opinion, et cela n’est pas bon à dire ni à faire croire. Mais il dit plus ; et, par les approbations de politesse qu’il a obtenues sans peine, le voilà à prouver que le pire malheur de l’injuste est de n’être point puni, laissant entendre que la plus stricte sévérité, même des dieux, est d’abandonner à ses succès l’homme qui réussit. Cela les retourne jusqu’au fond, d’autant qu’il semble le croire ; et c’est encore trop peu dire ; il en est, croirait-on, assuré, et assuré que tous en sont assurés. Il y a de l’excès ici. Ils aperçoivent le point où les saines doctrines, qui font que les hommes sont faciles à gouverner, justement par une sorte d’emportement à les prouver et par une once de persuasion de trop, feraient que les hommes seraient impossibles à gouverner. Voilà donc qu’un peu plus de sérieux se montre sur l’impassible visage des puissances assemblées. La puissance se parle tout haut à elle-même, et reprend les choses depuis le commencement.

« Certes, dit-elle, je connais le prix de l’ordre et des lois. Il est même évident que les puissants, plus encore que tous les autres hommes, doivent honorer la justice ; en sorte que l’on peut dire que, des hommes résignés et contents de peu, comme tu es, Socrate, il n’y en aura jamais trop. Mais les simples citoyens eux-mêmes gagnent beaucoup à respecter les lois, beaucoup et même tout. Que seraient les misérables hommes, si chacun devait sans cesse combattre afin de conserver ses maigres provisions ? Toujours est-il que partout nous les voyons associés, et formant des villes qui protègent les campagnes. Et quelle est la loi de toute association sinon celle-ci : « Ce que tu ne veux point subir, renonce à le faire subir aux autres ? » Et ce pacte ne pouvait pas être refusé, car deux hommes associés sont plus forts qu’un homme qui prétendrait vivre seul. En ce sens on peut dire que la justice c’est ce qui est avantageux au plus grand nombre, on peut dire aussi aux plus forts. Évidemment l’homme aurait plus d’avantage, semble-t-il, à agir comme il voudrait, suivant en tout ses appétits et ses intérêts, et saisissant tous les biens qu’il verrait à sa portée ; oui, s’il avait le pouvoir de maintenir contre tous cette conquérante politique. Mais nul n’a ce pouvoir hors de société ; nul, pour mieux dire, n’a aucun pouvoir hors de société. Aussi, en cette impossible guerre d’un contre tous, l’homme n’irait pas loin. Il renonce donc à ce bien, si incertain, si chèrement payé, sous la condition que les autres y renoncent aussi ; et tous ensemble nomment des juges qui ont pour fonction de constater que chacun renonce à faire ce qu’il interdit au voisin, ou de ramener des révoltés à l’obéissance ; en quoi ils ne font que prévoir et devancer des effets inévitables, ils ne font qu’abréger désordre et lutte. Maintenant, Socrate, fais bien attention. Il serait absurde de penser que l’homme puisse être juste ou injuste à l’égard de ceux avec qui il n’a point de convention, ni de contrat ; absurde aussi de vouloir qu’un homme s’abstienne de faire ce qu’il voit que les autres se permettent. Telle est donc la justice selon la loi. Mais selon la nature, il est juste que chacun fasse exactement ce qu’il peut faire ; et la limite des forces est aussi celle des droits. Voilà ce que tout le monde sait ; voilà ce que tous les sages enseignent. Fou qui se mettrait tout seul en guerre contre la multitude des hommes. Et toutefois la nature parle éloquemment au cœur de tous. Car nous voyons que celui qui se contente de la puissance qu’on lui laisse est méprisé. Et au contraire nous voyons que tous les hommes estimés se sont fait une puissance, soit par les biens qu’ils amassent, soit par les amis qu’ils s’attachent, c’est-à-dire par les largesses et par l’art de persuader. Ceux-là sont puissants et honorés dans l’État, qui ont quelque chose à donner ou qui savent plaider pour leurs amis. Et les plus hardis de ceux-là qui arrivent, par cette sorte d’armée qu’ils ont à eux, à soumettre les autres, sont honorés au-dessus de tous. Quant à celui qui ne joue pas plus ou moins ce jeu, soit parce qu’il a peur, soit parce qu’il s’est laissé persuader, il est considéré comme un homme de peu, et il n’a point d’amis. Regarde ; celui qui ne gagne point aux échanges, c’est-à-dire qui ne reçoit point plus qu’il ne donne, est ouvertement méprisé. Si avec cela il s’amuse aux discours non payés, comme tu fais, et critique les uns et les autres et jusqu’aux lois, comme tu fais, rien n’est plus facile que de l’accuser et de lui nuire, parce qu’il n’a point rendu de services. Et que fait-il en effet, lorsqu’il développe l’opinion vulgaire à la manière d’un homme qui y croit tout à fait, sinon inquiéter l’ambitieux, et enlever aux pauvres l’espérance qu’ils gardent toujours d’une occasion ou d’un renversement qui jettera la puissance de leur côté ? La commune justice a deux faces : tu la vois qui garde l’égalité, jusqu’au moment où elle acclame celui qui s’élève. Il n’en peut être autrement, puisque l’homme vit et pense à la fois selon la loi et selon la nature. Et peut-être n’y a-t’il point de faute qu’on pardonne moins que celle de mépriser ouvertement cette justice à double visage, sans l’excuse, au moins, d’y gagner quelque chose. Prends garde à toi, Socrate. »

Or Socrate disait non, s’évertuant de nouveau à prouver que le tyran est faible et malheureux, s’il ne sait gouverner en lui la peur, la colère, et l’envie. Peut-être même apercevait-il, comme il le montre en peu de paroles au commencement de La République, qu’il s’en faut de beaucoup que la puissance soit jamais dispensée de justice, et qu’au contraire une justice intérieure est le ressort de toute puissance, si injuste qu’on la suppose ; car, disait-il, des brigands ne parviendront à être injustes à l’égard des autres hommes qu’autant qu’ils seront justes entre eux. Toutefois on peut penser que Socrate, découvrant ici un immense paysage de pensées, mais aussi une discussion sans fin, et sentant que les meilleures raisons seraient sans force contre l’ambitieux autant que les pires pour l’ébranler lui-même, ne demande qu’à se retrouver en lui-même et dans son discours avec soi. Quant aux autres, parce qu’ils se sont laissés aller à parler plus franc que de coutume, et même à dire clairement tout haut ce qu’ils n’aiment pas trop se dire à eux-mêmes, ils ont épuisé le plaisir du jeu. Ils retournent aux grandes affaires et vont oublier Socrate ; ou bien, s’ils y pensent, ils se disent qu’un tel homme, par son exemple et même par ses cours, est utile à leurs propres fins. Car c’est le propre de l’homme d’État, comme Protagoras disait, de faire jouer l’utile ou le bien, selon le cas et selon les hommes. Ainsi la pensée la plus ruineuse en apparence pour cet ordre des choses, finit toujours par le servir. Cela durera, qui est soutenu à la fois par le vice et par la vertu. C’est par de telles réflexions, mais à part soi, que se termine le plus souvent ce genre d’entretien.