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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/92

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

Florette par une Dijonnaise de quinze ans, grosse joufflue n’ayant pour elle que sa fraîcheur et son âge, Cornélie par une fille d’Autun appartenant à une très honnête famille et d’une singulière beauté. Cette dernière, âgée de seize ans, m’avait heureusement enlevé le cœur d’Antonin, lorsque je m’aperçus que si j’étais effacée des bonnes grâces de ce libertin, j’étais incessamment à la veille de perdre également mon crédit près des autres. L’inconstance de ces malheureux me fit frémir sur mon sort, je vis bien qu’elle annonçait ma retraite, et je n’avais que trop de certitude que cette cruelle réforme était un arrêt de mort, pour n’en pas être un instant alarmée. Je dis un instant ! malheureuse comme je l’étais, pouvais-je donc tenir à la vie, et le plus grand bonheur qui pût m’arriver n’était-il pas d’en sortir ? Ces réflexions me consolèrent, et me firent attendre mon sort avec tant de résignation que je n’employai aucun moyen pour faire remonter mon crédit. Les mauvais procédés m’accablaient, il n’y avait pas d’instant où l’on ne se plaignît de moi, pas de jour où je ne fusse punie ; je priais le ciel et j’attendais mon arrêt ; j’étais peut-être à la veille de le recevoir lorsque la main de la providence, lassée de me tourmenter de la même manière, m’arracha de ce nouvel abîme, pour me replonger bientôt dans un autre. N’empiétons pas sur les événements et commençons par vous raconter celui qui nous délivra enfin toutes des mains de ces insignes débauchés.

Il fallait que les affreux exemples du vice récompensé se soutinssent encore dans cette circonstance, comme ils l’avaient toujours été à mes yeux à chaque événement de ma vie ; il était écrit que ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits, comme si la providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilité de la vertu ; funeste leçon qui ne me corrigea point et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, ne m’empêchera point d’être toujours l’esclave de cette divinité de mon cœur.

Un matin sans que nous nous y attendissions, Antonin parut dans notre chambre, et nous annonça que le révérend père Raphaël, parent et protégé du Saint-Père, venait d’être nommé par Sa Sainteté général de l’ordre de Saint-François :