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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/156

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

Ce que redoutent les tyrans, c’est le suffrageLE CITOYEN CONTRE
L’HOMME D’ÉTAT.

Ce que redoutent les tyrans, c’est le suffrage secret. Mais que peuvent-ils contre le suffrage secret ? Distribuer des bulletins et suivre l’électeur des yeux ? Cela s’est fait longtemps, mais c’est ce que l’opinion ne supporte plus. Les tyrans eux-mêmes n’avoueront point ce que pourtant ils pensent tous, c’est qu’ils ne reconnaissent pour opinion que l’opinion avouée, autant dire l’opinion forcée. L’art de tyranniser est d’obtenir une approbation publique, en faisant jouer la pudeur et la politesse. Puisqu’il est convenu, et très raisonnablement, chez nous, que le chef de l’État n’est point exposé aux sifflets ni aux interruptions, il doit parler prudemment et par lieux communs, ou bien il n’est pas juste.

Un terrassier porte son opinion comme il porte son large pantalon de velours, sa ceinture de flanelle et sa pelle. C’est que cet homme fort ne s’inquiète pas de savoir s’il plaît ou déplaît. Mais tout ce qui est bourgeois vit de plaire, ou tout au moins de ne pas déplaire. Le costume bourgeois lui-même détourne de chercher bagarre. La conversation bourgeoise est de repos, quand elle n’est pas de précaution. Ceux qui tyrannisent sur les opinions ont donc d’immenses avantages. Dès qu’ils font voir un visage orageux ou offensé, on n’insiste point.

Il peut arriver qu’un médecin juge les pouvoirs avec clairvoyance, devine le jeu des tyrans, et vote enfin pour quelque jugeur qui lui ressemble. Mais, en présence d’autres bourgeois qu’il connaît mal, ou qu’il connaît trop, pressé encore par le temps, et

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