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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/102

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

se laisse démolir pièce à pièce. C’est pourquoi la doctrine misanthropique se répand si fort dans les sociétés d’habitude ; c’est que chacun y joue au-dessous de soi, et renchérit sur de pauvres maximes, par exemple que tous sont avares, envieux, poltrons. Le célèbre La Rochefoucauld, qui fut un partisan très brave, descendit pourtant jusque-là sans s’en apercevoir. Il n’aperçut pas qu’une profession de soi bien plate était une sorte de flatterie attendue. On dirait que ces faux modestes connaissent très bien la source des querelles non pardonnées, et qu’ils s’enseignent les uns aux autres un mépris poli. Un poète, par exemple, se diminue et se moque de lui-même, comme j’ai vu, et se trouve bien fâché d’être cru. Admirez cette égalité abaissante, qui n’est pas l’égalité du tout. Au contraire l’égalité généreuse demande trop, et risque d’offenser en réveillant la partie sublime. Mon égal je le cherche au-dessus de lui et de moi ; et moi-même aussi je me cherche là. Moi-même aussi ; car si je loue le poète comme je dois, en visant le plus haut de lui, il faut que je me hausse pour cet éloge. En un sens celui qui loue se loue, et c’est par là que la misanthropie dont je parlais est un fruit de la politesse. Tout éloge généreux et bien placé fait l’effet d’un coup de canon dans ce monde si délicat et si éloigné de prétendre. Et ce qu’il y a de naturel dans l’envie vient peut-être de ne vouloir rien prendre au sérieux. Si on n’évite pas la louange par une manière élégante de détourner le propos, on paiera la louange très cher. C’est qu’elle finira mal, par le souci de revenir au ton convenable

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