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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/110

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

doigt « Au clair de la lune ». Penser en ordre, et selon les vrais maîtres, c’est, dites-vous, un peu plus difficile que de faire parler ces touches noires et blanches. Plus difficile ? Je n’en sais rien. Je vous le dirai quand on enseignera la sagesse seulement aussi bien qu’on enseigne le piano ; quand les élèves travailleront ; quand le maître corrigera l’ébauche. Mais tant que les maîtres feront leurs tours de cartes ou de gobelets devant leurs juges paresseux et ignorants, qu’ils appellent leurs élèves, il ne faut attendre rien de bon. Car le maître, par la nécessité de plaire, ou tout au moins d’étonner, cherche le rare et l’obscur ; et l’élève se contente d’imiter passablement, comme ces spectateurs qui chantonnent en sortant d’un concert.

Il faut que la musique soit bien forte ; car l’esprit universitaire a promené aussi par là ses cours d’esthétique et d’histoire de la musique, mais enfin je n’ai pas vu encore que cela détournât d’étudier les gammes et les arpèges ; ni que la mode se soit établie de parler sur une sonate de Beethoven au lieu de la jouer. Méfie-toi pourtant, maître de chapelle. J’ai vu de jeunes pianistes, et qui savent pourtant ce que c’est qu’apprendre, venir en foule à des cours du soir, tant il est agréable de s’emplir de science comme une cruche s’emplit d’eau. Elles avaient du papier et des stylographes. Et quand l’orateur ouvrit la bouche pour dire que Beethoven était né en tel lieu et en telle année, les plumes volèrent sur le papier.

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