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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/132

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

vertu. Un avare est sobre par une économie de sa propre vie et par une sorte de misère intime. Ainsi cette vertu de tempérance est aisément soupçonnée ; et de soi à soi aussi ; car toute dépense a figure de courage. L’homme hésite donc devant la tempérance, vertu voilée.

La richesse nous tient fort. Nous l’envions, et nous voilà esclaves ; si nous l’avons, elle nous tient encore mieux. Nous voulons donc gagner sur tout, c’est-à-dire donner moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime, par laquelle nous résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée, par gendarmes et juges, mais justice libre, justice de soi à soi, et supposé que personne n’en sache rien. Cette vertu nous fatigue d’incertitude, car nous nous sentons volés de toutes parts, et voleurs souvent sans le vouloir, et avec l’éloge de tous. C’est pourquoi je disais qu’un homme moyen est plus attentif à prouver son courage qu’à prouver sa justice ; ce qui explique en partie ce paradoxe, que l’homme donne plus aisément sa vie que son argent.

À considérer ces trois vertus, on s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la sagesse ; car il s’agit toujours de n’être pas dupe et de garder son esprit clair ; et le premier effet des passions est de nous aveugler. Aussi la première vertu est-elle de bien juger, de bien discerner, de savoir ce qu’on nous veut, ce qu’on nous promet, ce qui nous importe, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. Et il est

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