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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/172

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

contre avions, qui, recevant l’avis que ses calculs de distance sont comme nuls par une faute énorme, s’écrie héroïquement : « Je tire quand même ! » En quoi il n’était guère plus ridicule que ceux qui faisalent tant de bruit contre les Gothas. En plein jour ils ne touchaient pas mieux. Ce qui n’empêche pas qu’un enfant de la guerre, et qui l’a très bien vue de son village, me racontait ces temps-ci l’histoire ou plutôt la légende d’un capitaine fameux qui ne tirait jamais que trois coups contre un avion : « Le premier coup était assez loin du but ; le second était bien meilleur ; au troisième coup l’avion tombait ». Sa main me montrait l’endroit même où ces choses merveilleuses se passèrent. Je sais que ce n’est pas vrai, mais je n’ai aucun moyen de le prouver. Du moins je sais pourquoi lui le croit vrai ; c’est que cela lui plaît ; c’est que le cœur est à l’aise quand on pense victoire et puissance, au lieu que penser défaite et impuissance c’est déjà mourir. Je dis mourir en ce sens que les passions tristes bouchent, pour dire bref, les conduits du foie et de la rate. Matérialisme. Et comment expliquerais-je autrement ces sauvages raisons, ces anthropophages raisons que je vois qu’on donne comme évidentes ? Si c’étaient vraiment des raisons, il faudrait désespérer de la raison.

Comment espérer raison ? Par la méthode matérialiste, qui se dit, dans une crise d’envie ou de déception : « Ce n’est que le foie. Il faut se coucher et boire de l’eau ». C’est ainsi que le médecin soigne la fièvre ; et le médecin est matérialiste. Seulement aux yeux du véritable matérialiste, ce qui importe c’est de

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