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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/200

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

Je m’avance sur le bord d’une falaise ou d’un gouffre. Je mesure la profondeur, j’essaie l’appui, je surmonte cette pesanteur qui ne cesse de me tirer en bas ; j’évite à chaque instant cette catastrophe bien aisée à prévoir ; je l’évite parce que je la prévois ; voilà l’homme. Au contraire si l’idée me vient que je ne l’éviterai pas, si je la pressens en tout mon corps, si je me sens déjà tomber, s’il me semble que le gouffre m’attire, si je pense que cela doit être, si je m’abandonne, alors voilà le fou. Il y a de ces noires pensées, qui sont vertige, dans tout crime et peut-être dans tout accident ; car la sinistre prophétie sur soi a toujours grande puissance ; et ce qu’on nomme l’attrait du malheur est sans doute quelque chose comme le sentiment de l’inévitable. L’homme sain a juré de vaincre cette tristesse qui nous tombe du ciel, et qui est au fond théologique. Cette guerre qui toujours nous tire comme une pesanteur, j’en prétends juger sans aucun vertige, et comme s’il dépendait de moi de l’empêcher.

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