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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/201

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LVII

LE MIRAGE DU PROGRÈS

Hardi ! Encore un coup, les gars ! Encore un ou deux petits massacres ! La route du progrès est longue et sinueuse. L’âge de pierre est loin derrière nous. Courage ! Si nous ne voyons pas la justice et la paix, nos petits-neveux les verront. Le jour viendra.

« Le jour viendra ; mais ne nous pressons pas », comme dit Polonius dans Liluli. Un autre Polonius, mais bien réel celui-là, n’a-t-il pas dit que la guerre serait quelque jour abolie, qu’il en était sûr, qu’il en répondait à dix mille ans près. Et qu’est-ce que dix mille ans ? J’entends très bien Autolycus, le coupeur de bourse de la comédie shakespearienne, se disant à lui-même pour se consoler : « Dix mille ans plus tard, j’aurais été honnête homme. À présent, je ne peux pas voir un de ces imbéciles mal gardés sans lui prendre ce qu’il a. Dix mille ans plus tard, une telle action me ferait horreur ». Il y a moquerie ou duperie dans l’idée de progrès. Mais comment expliquer cela, et d’abord à moi-même ? J’avance péniblement dans mon discours, pendant que Polonius fait du cent à l’heure ; en discours, naturellement.

Je ne vais pas nier une certaine suite dans l’histoire. Sans l’invention de la machine à vapeur, toute l’histoire était autre ; non seulement l’économie,

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