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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/221

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LA VIE INTÉRIEURE

le réel et l’effort ; toutefois cet homme profond, par un genre de vie où les pensées sans corps tendaient toujours à dominer, n’a considéré dans l’effort que l’essai de connaître, et n’a point poussé jusqu’au travail, qui s’appuie sur la chose résistante pour la changer. L’effort biranien se meut à la surface du monde ; on n’entre dans le monde que par le travail. La promenade est une invention de l’ennui ; on promène l’ennui ; le monde n’est pas plus réel là-bas qu’ici. Or je crois que le monde comme réel est le remède à tout. Le paysan perçoit son travail d’hier et son travail de demain. C’est l’homme heureux, comme dit le poète ; mais il ne sait pas qu’il est heureux.

La vie du travail tombe dans la technique, qui est comme une pensée sans pensée. Il faut pourtant vivre en conscience. Et comment faire ? Car rêver n’est pas vivre en conscience ; travailler non plus. Par exemple si je rêve la politique, ce n’est que vanité, et passion d’esclave. Si je la fais, comme directeur, ministre ou tyran, je touche au réel par la résistance et par le travail, mais je m’oublie moi-même. Tous les sages ont dit que, dans une vie utile et occupée, il faut encore des moments de fuite en soi-même, ou de retraite, comme on raconte que faisaient les gens d’autrefois, passant une huitaine en jeûne, silence et prière. C’est retrouver son propre être, mais sans vaines rêveries. Prenant la religion comme chose seulement humaine, je crois qu’elle a exactement pour fin de retremper la foi, comme elle dit. Et il n’y a qu’une foi, qui est de se garder libre. Il est bien

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