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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/247

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L’ART DE PERSUADER

d’un écrivain que d’un homme présent en chair. Et pourtant l’écrivain sait bien s’établir d’abord dans le lieu commun. « Tout est dit » ; c’est ainsi que La Bruyère prélude ; et voilà une bonne préface à un livre piquant et neuf. Cela revient au préambule du marchand de couteaux ou de pâte à rasoir : « Ce que je vais vous dire, vous le savez aussi bien que moi ». Mais je connais un meilleur exorde : « Ce que je vais vous dire, vous le savez mieux que moi ». Socrate ne manqua jamais à cette invincible méthode, qui est de chercher à s’instruire aux opinions d’autrui. On ne pouvait quitter cet homme, qui disait toujours : « Je ne sais rien ».

Les avocats savent bien développer d’abord, et même fortifier, l’opinion de l’adversaire, et encore mieux celle du juge, s’ils la supposent contraire à leurs vues. Et celui qui a deviné d’abord tous les arguments de l’adversaire ne se prive jamais de les étaler. C’est gagner beaucoup ; c’est intéresser ceux qui ont juré de ne se point intéresser ; c’est obtenir oui de ceux qui se préparaient à dire non. Au prétoire, ce n’est qu’une manœuvre ; mais si on la fait de bonne foi, on se trouve bien plus fort. Même la redoutable politique peut être un sujet de conversation si l’on se fait dire les raisons de l’autre, au lieu de proposer celles qu’on a soi-même suivies. Cette démarche est d’amitié et de paix. Dès que vous supposez que l’autre est de bonne foi, il l’est. Il se modère lui-même ; il ouvre la porte, au lieu de l’enfoncer.

Il n’est point d’homme qui n’aime la philoso-

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