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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/289

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PRUDENCE D’ESPRIT

au composé ; bien plutôt il va du familier au nouveau ; et parce que la société des hommes lui est d’abord familière et proche, surtout en ses premières années, il supposera partout des hommes invisibles, qu’il les nomme Esprits ou comme on voudra. Les premiers essais de pensée sont les mêmes en tous pays. Partout le visible est expliqué d’abord par l’invisible. Partout les faits les plus simples sont mis sur le compte de quelque âme voyageuse ou bien de quelque idée impalpable. Partout le monde des choses est pris d’abord comme une cité moralement ou politiquement gouvernée ; d’où l’on parle aux choses, on les prie, on les honore, en vue d’obtenir pluie ou beau temps. Cette idée est assez aimée, elle répond assez à la peur et à l’espérance, pour qu’on ne soit pas difficile sur les preuves. Dès que je connais cette grande loi, dès que je la comprends par les causes, j’ajoute à mes règles de méthode une maxime de prudence, qui est que la première idée qui se présente est fausse. D’où l’on voit qu’il y a plus d’une raison d’être incrédule, et que le bonheur même de croire signifie qu’il faut se retenir de croire. Tous les maux humains, sans excepter la guerre, viennent de ce que l’on croit trop vite et avec bonheur. Cette gourmandise tue plus d’hommes que l’autre.

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