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LXXXIV

LA CLEF DES SONGES

Il n’est pas difficile de croire. Ceux qui ont beaucoup d’imagination et qui ne s’en doutent point sont bien malheureux ; car, sur un simple mouvement évocateur qu’ils font soudain, ils forment un pressentiment très assuré qui les tourmente, jusqu’à ce qu’un autre le remplace, ou que l’événement imprévisible ait recouvert ces fantaisies tragiques. J’ai su retenir ce que mon bon ami soldat me disait un matin : « Je serai tué aujourd’hui ». Il y avait de quoi frémir ; mais il ne fut point tué. Ai-je cru ce qu’il me disait ce matin-là ? Je ne puis dire non, si attendre et craindre supposent croire. Seulement je me défendais de croire, et lui s’emportait à croire. Chacun trouvera de tels exemples dans sa propre vie ; et retenez que nul ne peut toujours s’empêcher de croire. Comment mesurer et comprendre cette force de l’imagination dont les causes nous sont si profondément cachées ? Si je rêve seulement trois fois de suite que mon ami m’a trahi, resterai-je indifférent ? Certes je le veux et je le jure. Mais effacerai-je cette vision ? La vaincrai-je sans perte ? Jurer qu’on ne croira pas, c’est jurer qu’on ne sera jamais malade. Et l’un et l’autre de ces serments sont bons et sains. C’est par une telle résistance que

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