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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/294

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

prétends disputer contre des maîtres très illustres, comme si ton petit jugement devait régler l’ordre des cités et la conduite des citoyens. À l’école ! Socrate, à l’école ! »

Ce discours a été fait bien des fois depuis ; et souvent le simple citoyen rentre dans sa coquille, et laisse dire qu’il approuve. Mais il pourrait bien, à la manière de Socrate, répondre à peu près ceci : « Rien ne m’oblige à penser promptement et brillamment. Mon esprit est sans doute lent et engourdi. Néanmoins, tel qu’il est, j’ai charge de lui et de lui seulement. Je sens bien que c’est la chose en moi qui me fait homme. Je ne dois point trahir mon esprit ; je dois même l’honorer. Mais je l’honorerais très mal, et même je le trahirais, il me semble, si je disais que je comprends ce que je ne comprends pas, et que j’admets ce qui me semble faux ou incertain. Mon devoir envers mon propre esprit, c’est de voir clair dans mes jugements, et, si je n’y vois point clair, de douter. Il n’y a point de honte à douter si l’on ne peut mieux ; et vous-mêmes, vous êtes bien loin de savoir tout. Mais il y aurait honte, au contraire, si vous ou moi nous donnions comme certaine une doctrine qui nous paraît seulement avantageuse, ou seulement vraisemblable. Cela, c’est tromper les autres, et quelquefois se tromper soi-même, ce qui est peut-être encore pire. Je ne dirai donc jamais que je suis de votre avis, quand cela n’est point, ni que vous m’avez convaincu, quand cela n’est point. Au contraire je ferai grande attention à dire à vous et à tous que je doute, si je doute, et qu’un argument ne

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