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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/303

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IDÉES ET CHOSES

nion aussi de l’espèce. Je la regarde courir. Où va-t-elle dès qu’elle peut courir ? Elle fuit de cette nature préparée et aménagée. Elle s’en va aux parties désertiques et inhumaines. Sur cette bordure où la montagne refuse l’homme, l’homme se tient et regarde s’il ne peut mieux. S’il peut mieux, il grimpe ; il atteint les solitudes, les étendues pierreuses et neigeuses, ces choses qui ne sont point serves ni aménagées. Ou bien, sur la bordure marine, il regarde et il écoute ce mouvement qui n’a point pour but de nous plaire, et qui n’a point du tout de but ; il se plaît à ce rivage sans forme, qui exprime seulement des forces et des résistances, et une usure qui se compte par siècles et dizaines de siècles. Ces spectacles résistent, ils ont du corps ; l’esprit enfin s’y heurte et s’y réveille. Ce n’est plus là son œuvre ; c’est l’autre terme, non flatteur. Comme notre corps y retrouve ses mouvements libres, l’esprit aussi y retrouve sa nourriture propre ; car il ne se nourrit point d’idées, les idées sont comme l’ascenseur et comme l’autobus et comme toutes les mécaniques ; il en a assez et trop, des idées, et des choses qui ressemblent aux idées, qui sont des idées de fer peint. L’esprit se nourrit de la chose qui est son contraire parce qu’alors il forme des idées ; idées d’enfant ou de poète, mais pleines d’avenir en leurs replis. De toute façon, devant ces sphinx inhumains, de corps et d’esprit il faut être homme. Notre vraie vie se montre ici, qui n’est pas faite, mais qui est à faire. Sauvagerie première, d’où tout sort et ressort. En vain nous étendons ce squelette de maisons et de machines,

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