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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/61

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XVI

LE FANATISME

L’homme est fanatique parce qu’il est animal. S’éveiller c’est premièrement bondir ; faire attention c’est premièrement guetter. Il reste quelque chose de ce mouvement dans toutes nos pensées, sans quoi nos pensées ne nous seraient rien. Mais chacun sait qu’une grande peur ou un grand désir n’aident point à toucher au centre de la cible, ni même à bien placer un coup de poing ; encore moins à débrouiller une serrure ou à régler une horloge. Les passionnés sont maladroits, et, par de cuisantes expériences, ils deviennent timides, j’entends maladroits en imagination. Or il y a de sévères méthodes, pour jouer du violon ou pour manier l’épée, et qui parviennent à délier de lui-même l’esclave irrité. La règle est : « Ne pesez pas de tout votre corps ; ne vous jetez pas ; ne faites pas toute l’action à la fois ; ne vous préparez pas à bondir d’un saut par-dessus la colline ; ne pensez pas à tous ces kilomètres qui sont devant vous. Un pas, et puis un autre ». J’admire dans l’ouvrier une sorte de lenteur qui va fort vite, et un air d’indifférence, par quoi les maisons sont bâties et les tunnels sont percés. Mais le même homme se jette à penser ; il s’y met tout. Il veut tout résoudre. Au lieu de débrouiller, il serre le nœud.

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