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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/68

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

autour de nous. Mais tant qu’un homme est debout, la surface de ses pieds ne cesse pas d’envoyer des messages pressants, qui doivent produire immédiatement effet, sous peine de chute. Et tous les muscles sans exception doivent ici travailler d’accord ; car la pesanteur prend aussitôt ses avantages, et rien ne nous est plus sensible que ce petit commencement de chute. C’est pourquoi aussi rien n’est plus facile à imaginer que la chute ; il dépend de nous de tomber un peu ; ainsi la crainte de tomber est aussitôt fortifiée par un commencement de preuve, que la moindre panique musculaire modifie aussitôt. Par ces causes le vertige est sans doute la première puissance d’imagination.

Par opposition à ces alertes toujours renouvelées, je veux définir la position du repos comme celle où toute la chute possible est faite. Il faut alors que le corps humain prenne autant qu’il peut la forme d’un liquide, de façon qu’aucun muscle ne travaille contre la pesanteur, mais que tous reposent en nappe les uns sur les autres, autant que la structure du corps le permet. Or ce n’est point si commun ; il n’y a sans doute que le tout petit enfant qui y arrive sans peine ; c’est qu’il n’a point encore cette défiance d’imagination à l’égard de la pesanteur. Je soupçonne que beaucoup d’hommes se couchent debout, en quelque sorte, c’est-à-dire qu’ils restent pour quelque partie de leur corps en état d’équilibre et de défense devant l’ennemie intime et trop connue. Et c’est par là qu’ils restent souvent éveillés, bien malgré eux, et sans savoir pourquoi.

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