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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/69

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INSOMNIE

Tous nos soucis, quelle qu’en soit la nature, sont vraisemblablement comme brodés sur notre souci principal, qui est de guetter et de déjouer la pesanteur.

Il arrive que l’on dorme debout. Les soldats en guerre ont connu cet état pénible, et savent bien que la chute ne tarde pas et aussitôt les réveille ; moins heureux en cela que les chevaux, qui ont quatre pieds. Or, je crois qu’il arrive la même chose à ceux qui se couchent mal, c’est-à-dire qui, étant couchés, restent en quelque façon debout. Ils s’endorment par degrés ; mais par cela même ils se relâchent et cèdent à la pesanteur, pour la partie de leur corps qui était debout, en équilibre et défense. De là une chute imperceptible ou presque mais qui parle éloquemment, de façon à réveiller aussitôt le dormeur. Car nul n’a appris, nul ne peut apprendre à négliger le plus petit commencement de chute. Et chacun connaît ces rêves indéterminés et fort désagréables, qui vous réveillent par le sentiment d’une chute. Ces rêves sont plus ou moins ornés ; mais l’alerte est toujours la même ; et sans doute il arrive souvent que l’alerte nous réveille, sans aucun commentaire d’imagination. Tout est si défiant et armé en nous contre la pesanteur que cette petite peur nous retourne, et nous met de nouveau debout en attitude, quoique le corps semble couché. Ces remarques peuvent expliquer plus d’une insomnie. Le remède est de laisser d’abord agir la pesanteur, de façon qu’elle n’ait plus aucune prise. Prenez la forme d’un liquide.

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