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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/70

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XIX

LA PEUR

Peu de gens iraient en avion de Paris à Londres s’ils connaissaient clairement qu’ils risquent leur vie. Cette vitesse, tant recherchée, et si cher payée, n’est que rarement utile. Si je compte bien les heures d’un homme, même d’un homme qui fait beaucoup de choses, je trouverai qu’il pouvait aussi bien prendre le train et le bateau, sans aucune perte réelle, et seulement par un autre ordre de ses travaux et de ses plaisirs. Cette vitesse n’est donc pas si désirable, ni si désirée ; si quelqu’un pensait qu’il la paiera d’une mutilation, d’une brûlure profonde, ou seulement d’une jambe cassée, croyez-vous qu’il hésiterait ? De même l’imprudent voyageur ne descendrait pas du train avant l’arrêt s’il pensait qu’il va se faire couper les deux jambes ; mais aussi il est bien assuré que cet accident n’arrivera point.

Pour celui qui va à la guerre en renfort, c’est-à-dire quand le premier enthousiasme est éteint, il se produit une succession singulière d’émotions et de sentiments, qui ne sont pas toujours en rapport avec le danger prochain. L’entrée dans les régions où la guerre se montre, le grondement lointain du canon, l’oisiveté aussi, pendant ces longs voyages, le jettent souvent dans une terreur qui est

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