Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
MINERVE OU DE LA SAGESSE

que les tentures noires soient déclouées, car nos âmes sont légères et oublieuses. Cent fois et mille fois encore la même expérience sera faite et nous laissera au même point, tant que nous jugerons par opinion seulement ».

L’ombre se tut un long moment ; je suppose qu’elle rêvait à l’histoire éternelle ; car la vraie sagesse multiplie les vies, les voyant toutes en une ; et tous les temps ainsi rassemblés ne se peuvent guère exprimer. Revenant ainsi, comme Er, du grand jugement qui n’a ni temps ni lieu, elle reprit le discours qui n’a ni temps ni lieu. « Un homme pauvre, qui apprend la vie par le travail, qui s’instruit sans maître, qui devient maître à son tour, maître juste et sévère, qui élève des fils aussi durs et aussi fermes que lui, et enfin qui devient roi par les vertus du maître, cela n’est pas nouveau, quoique vous disiez que c’est nouveau. Sache bien que nos rois, comme les vôtres, et comme tous les rois qui seront jamais, furent les meilleurs selon la commune opinion ; et cette opinion, comme peut-être tu l’as compris, n’est point fausse ; il lui manque seulement d’être vraie. L’ambition est toute la vertu de l’homme, et la puissance est le suprême bien. Seulement il ne faut point prendre l’ombre pour la chose ; et j’ai su comprendre que Socrate était encore plus ambitieux que moi ; aussi fut-il plus digne de la couronne, et il l’eut. Suivons donc l’autre roi sur la route de l’opinion. Travail donne richesse, et il n’y a point d’exception à cela ; le peuple, quand il honore les riches, récompense ce qu’il a désiré faire, et ce qu’il n’a pas sérieusement

— 84 —