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Page:Alain - Onze Chapitres sur Platon, 1928.djvu/168

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ver ce qu’elle peut d’un choix qui ne fut guère raisonnable. Ainsi nos choix sont toujours derrière nous. Comme le pilote, qui s’arrange du vent et de la vague, après qu’il a choisi de partir. Mais disons aussi que presque tous nous n’ouvrons point le paquet quand nous pourrions. Toujours est-il que chacun autour de nous accuse le destin d’un choix que lui-même a fait. À qui ne pourrions-nous pas dire : « C’est toi qui l’as voulu », ou bien, selon l’esprit de Platon : « C’était dans ton paquet »

Personne ne nous croira. Ce choix est oublié. Le fleuve Oubli ne cesse de passer, et nul ne cesse d‘y boire. Une prétention étonnante de l’homme est d’avoir une bonne mémoire, et de conter exactement comment, de fil en aiguille, tout est arrivé. Nul ne peut remonter au commencement ; nul ne peut rebrousser le temps. Ce que nous appelons souvenirs, ce sont nos pensées de maintenant, nos reproches de maintenant, notre plaidoyer de maintenant. Ce qui fait que nous n’avons jamais un souvenir tout nu, c’est que nous savons ce qui a suivi.