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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/119

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de l’art de persuader

faut bien que l’orateur ait pour fin de déraisonner encore plus que l’auditoire. Au contraire, modérant et purifiant les passions par la voix et le geste, comme il a été dit, il s’étudie encore à enchaîner ses preuves ; sa voix bien posée le laisse entendre déjà ; c’est pourquoi les divisions, les réfutations, les résumés plaisent toujours ; c’est donner la forme humaine à ce qui serait trop animal. Mais l’art oratoire va plus loin ; par la comédie des passions, par cette puissance même qui les repousse, sans les laisser jamais oublier, l’union est faite entre le haut et le bas, et l’absolution est donnée aux violences anarchiques. Platon peint cela au vif, lorsqu’il représente la pensée prisonnière et travaillant pour les désirs ; c’est pourquoi la comparaison qu’il essaie entre la rhétorique et la cuisine n’est pas sans profondeur. En toute matière, politique, religion ou droit, l’éloquence apprend aux passions le beau langage, de façon à faire oublier un moment la haine, la tristesse et la revendication. L’orateur est donc comme une statue animée, image embellie de nos passions. Cette réconciliation avec soi laisse chacun plus fort, plus magistral, plus affirmatif. Ce mouvement est celui d’un homme persuadé, on pourrait dire d’un homme qui pense plus près de ses passions. Au reste il est assez clair que tout homme passionné, s’il n’est pas fou, se harangue toujours lui-même un peu. L’orateur est toutefois plus libre, plus séparé, mieux porté par son rôle.

Seulement il faut bien voir où est le difficile de son art. Non pas où il veut nous faire croire qu’il est, car son jeu est de chercher des raisons afin d’écraser les passions, mais ce n’est qu’apparence. Tout orateur est plein de ruses. Il ne craint point de résumer avec force les objections d’un adversaire réel ou supposé ; le ton rassure déjà, et les paroles passent ; ainsi l’auditoire vogue avec ce bon pilote vers la conclusion désirée. Ce qui tient lieu ici de raison, c’est cette apparence raisonnable que conserve toujours l’orateur, et même malgré lui. Il ne faut pas conclure de là que l’orateur n’est point le maître de la foule, mais