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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/165

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DU TRAGIQUE ET DE LA FATALITÉ

vite qu’elles ne voudraient. Cette avance du temps qui, sans tenir compte de nos désirs ni de nos craintes, les accomplit enfin, est sans doute ce qui tient le tragique en place. Mais aussi le poète dramatique doit négliger ces mouvements d’humeur capricieux, qui n’ont point de suites et qui n’en attendent point. Il importe que les passions se dessinent sur la chaîne du temps. On pourrait dire que les passions sont la matière, et le temps la forme, de toute tragédie.

Il faut donc examiner comment les passions remplissent le temps. D’abord par ces décrets et prédictions sur elles-mêmes, et par l’interprétation des signes et des songes ; mais surtout par l’effet des oracles et prédictions, à partir de quoi les passions se développent hardiment sous l’idée fataliste. « Macbeth, tu seras roi. » Mais il faut bien distinguer la prédiction rusée qui fait arriver ce qu’elle annonce ; et cette dernière espèce convient seule. Toutefois entre les deux se place une prédiction qui annonce les actions seules, comme à Œdipe, mais qui dispose pourtant l’esprit à reconnaître dans la première impulsion un effet attendu de l’oracle ; de là un pressentiment et une horreur sacrée, qui lie un temps à l’autre par la préméditation, si l’on peut dire, de l’inévitable ; ce sentiment profond et dominateur soutient assez le drame ; et l’on voit bien par là que le principal est que le drame se tienne, et forme un objet. C’est à quoi servent aussi ces punitions et récompenses, qui forment surtout une solide chaîne de conséquences ; car l’idée de la justice n’a point de place dès que l’on contemple une action que l’on sait faite et déjà irréparable. Mais j’avoue que les drames de second ordre se préoccupent beaucoup de plaire par des thèses de morale ou de politique, tout à fait de la même manière que les méchants tableaux nous prêchent la vertu ou bien nous représentent le plaisir. Le vrai théâtre, comme aussi la vraie peinture, se soucie peu de plaire par ces moyens-là ; les œuvres alors ne signifient pas, mais elles sont. Les œuvres tragiques sont, donc, par ces fortes liaisons dans le