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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

temps, qui offrent au jugement un travail tout fait et un objet non ambigu.

Je viens au dialogue, qui est le principal moyen du drame, mais aussi le plus clair. Tous nos malheurs, autant qu’ils résultent de nos passions, viennent de ces entretiens où les passions trouvent leur jeu et leur développement. Si l’on appliquait assez la règle monastique du silence, les passions retomberaient aux émotions toutes nues qui ne durent point. Mais les paroles cherchent la réplique et l’appellent. Encore, dans la vie commune, l’éloquence arrive aisément à la frénésie, et l’oubli est heureusement le sort qui convient à presque toutes ces improvisations. Mais l’art tragique compose les discours entre deux et les discours à soi tels qu’ils voudraient être ; ainsi la folie des passions semble réglée par quelque divinité présente, et les événements s’annoncent. « Elle a trompé son père ; elle trompera son mari » ; cette parole du père de Desdémona au More qui l’enlève en croupe est de celles qu’on ne trouve point, ou qu’on trouve trop tard. Mais au théâtre la passion remplit le temps à elle seule. Chose digne de remarque, cet enchaînement n’est pas aperçu du spectateur ; il en tire plutôt la perception souveraine de quelque chose de réel ou de vrai, qui se passe de petites raisons. On voit qu’il s’en faut de beaucoup que le théâtre ressemble à la vie ordinaire où tout échappe et se dérobe, même à celui qui parle. Car la vie, comme dit Shakespeare aussi, est faite de la même étoffe que les songes. Mais le théâtre point du tout.