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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/180

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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

que l’admiration n’est délivrée que là, sous le masque de la pitié. Mais il en résulte aussi une ambiguïté presque inévitable, qui fait dire que l’on va chercher au théâtre une pitié sans risques et sans devoirs ; seulement on ne peut point dire pourquoi cette peine est agréable.

Dans le vrai les larmes ne signifient jamais la peine directement, mais toujours, et même dans les sanglots, la délivrance d’un moment et le retour à la vie qui suit l’excès de la peine. Car il se trouve que le sang, dans les membranes du nez et des yeux, se filtre en quelque sorte par la pression qu’il exerce, ce qui délivre les poumons et le cœur à la manière d’une saignée naturelle. On peut parier qu’il se produit quelque rosée du même genre sur toutes les membranes souples et dans toutes les glandes, mais les larmes seules se sentent et se voient. Les sanglots sont des retours de peine, et les larmes les suivent et les accompagnent ; mais les sanglots sont hors de l’esthétique, au lieu que les larmes sans les sanglots sont le signe de l’admiration la plus haute. Et je dirais que le théâtre tragique a ce privilège de produire l’admiration dans les âmes les plus rétives ou les plus sévèrement gouvernées, par les apparences de la pitié. Mais cette ruse propre au poète dramatique se retourne aussi contre lui et contre l’acteur ; car il y a d’autres moyens que la pure beauté pour tirer des larmes, et trop faciles.

Je ne crois pas qu’on ait jamais représenté au théâtre le malheur sans prophétie ni attente ; on peut même dire que dans le mauvais théâtre le triomphe final de la vertu remplace le style, quoique l’esprit, apaisé par le dieu extérieur seulement, soit bien loin alors de saisir sa vraie puissance de mépriser, d’éloigner, de dominer. Mais, quand un spectacle ne donnerait que des émotions fortes et des secousses, on y courrait encore, comme cet homme, dans Platon, courait voir les corps des suppliciés « Régalez-vous, mes yeux, de ce beau spectacle. » Car il y a des sentiments vils, dont nul ne peut se défendre, et qui,