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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/181

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DES LARMES

par la joie de se sentir sauf, rendent presque insensible au malheur d’autrui. Dans ce mouvement animal, qui menace toujours même la plus haute tragédie, il n’y a point du tout de pitié à bon compte ; mais c’est plutôt une terreur d’un moment, bien vite rassurée, qui nous préserve de la pitié. Il faut toutes les précautions de l’art tragique, tout l’éloignement de l’histoire, toute la noblesse du tragédien pour repousser ce genre d’applaudissement. Le théâtre est plein de pièges.

La pitié est toujours insupportable, si l’action ne l’use pas. La pitié du spectateur, sans action, et encore réfléchie et goûtée, si l’on peut dire, irait à un désespoir sans larmes. Le sentiment du sublime est au contraire une espérance sans appui extérieur, ou, pour mieux dire, une foi de chacun en sa propre puissance de dominer et de surmonter. Et toute la force tragique nous y mène et nous y aide, par ce paysage, ce malheur, si près et si loin, par ces furies surhumaines et cosmiques, par ces symboles qui enchaînent ces maux à tous les maux, mais par l’ordre même de ces choses et par la force poétique qui les enchaîne toutes ; ainsi la pureté et la victoire sont assises sur ces ruines. Tel est le sens des larmes pures. Aussi les grandes œuvres ne s’abaissent point à nous faire peur ni à nous faire peine ; mais par le spectacle seul, par le malheur descendu au rang d’objet, elles nous purifient de la terreur et de la pitié pour un moment, comme Aristote sans doute a voulu dire.