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Page:Améro - Les aventuriers de la mer.pdf/142

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LES AVENTURIERS DE LA MER


restait ; ils l’avaient percée et buvaient avec un chalumeau. Nous avions tous juré que celui qui emploierait de semblables moyens serait puni de mort : cette loi fut mise à l’instant à exécution, et les deux infracteurs furent jetés à la mer.

« Ainsi nous n’étions plus que vingt-huit ; sur ce nombre, quinze seulement paraissaient pouvoir exister encore quelques jours ; tous les autres, couverts de larges blessures, avaient entièrement perdu la raison ; cependant ils avaient pris part aux distributions et pouvaient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de vin : ces quarante bouteilles de vin étaient pour nous d’un prix inestimable. On tint conseil : mettre les malades à la demi-ration, c’était avancer leur mort de quelques instants ; les laisser sans vivres, c’était la leur donner tout de suite. Après une longue délibération, on décida qu’on les jetterait à la mer. Ce moyen, quelque répugnant qu’il nous parût à nous-mêmes, procurait aux vivants six jours de vivres…

« Parmi eux étaient la cantinière et son mari, que nous avions précédemment sauvés au moment où ils allaient se noyer. Tous deux avaient été grièvement blessés dans les combats ; la femme avait eu une cuisse cassée entre les charpentes du radeau, et un coup de sabre avait fait au mari une profonde blessure à la tête. Tout annonçait leur fin prochaine. Nous avions besoin de croire qu’en précipitant le terme de leurs maux, notre cruelle résolution n’avait raccourci que de quelques instants la mesure de leur existence.

« Cette femme, cette Française, à qui des militaires, des Français, donnaient la mer pour tombeau, s’était associée vingt ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant vingt ans elle avait porté aux braves, sur les champs de bataille, ou de nécessaires secours, ou de douces consolations. Et elle… c’est au milieu des siens, c’est par les mains des siens… ! Lecteurs, qui frémissez au cri de l’humanité outragée, rappelez-vous du moins que c’étaient d’autres hommes, des compatriotes, des camarades, qui nous avaient mis dans cette affreuse situation.

« Le délibération prise, qui osera l’exécuter ? L’habitude de voir la mort près de fondre sur nous, le désespoir, la certitude de notre perte infaillible sans ce fatal expédient, tout, en un mot, avait endurci nos cœurs, devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de notre conservation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution. Nous détournâmes les yeux, et nous versâmes des larmes sur le sort de ces infortunés. Ce sacrifice sauva les quinze qui restaient.