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Page:Amiel - Grains de mil, 1854.djvu/202

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l’on se sent grand comme l’univers et calme comme un dieu ? — Des régions célestes jusqu’à la mousse, la création entière nous est alors soumise, vit dans notre sein, et accomplit en nous son œuvre éternelle avec la régularité du destin et l’ardeur passionnée de l’amour. Quelles heures ! quels souvenirs ! Les vestiges qui nous en restent suffisent à nous remplir de respect et d’enthousiasme, comme des apparitions du Saint-Esprit. Et retomber de ces cimes aux horizons sans bornes dans les ornières bourbeuses de la trivialité ! quelle chute ! — Pauvre Moïse ! tu vis aussi onduler dans le lointain les coteaux ravissants de la terre promise, et tu dus étendre tes os fatigués dans une fosse creusée au désert ! — Lequel de nous n’a sa terre de promission, son jour d’extase et sa fin dans l’exil ? Que la vie réelle est donc une pâle contrefaçon de la vie entrevue et combien ces éclairs flamboyants de notre jeunesse prophétique rendent plus terne le crépuscule de notre maussade et monotone virilité !

CLVII. — RIVAROL.

J’achève le Discours préliminaire de Rivarol, ouvrage tout pétillant d’idées, tout scintillant d’images, tout animé de tours et de traits, mais qui manque d’ordre, d’enchaînement, de proportion. « Quand l’impression et la composition marchent ensemble, il faut, dit l’auteur, opter entre l’ordre et le style. » Rivarol a opté pour le style et son travail, qui n’est point un livre, est un arsenal de fu-