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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome II.djvu/170

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consolation dans nos maux. Nous n’épargnons aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s’en présente toujours ; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient, nous sentons l’accomplissement de cette parole : « Vos consolations ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs dont j’étais pénétré[1]. » Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui lui procurera la joie de vous voir[2]. Ah ! chacun de nous eût passé les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre motif n’eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles ; nous ne pouvons nous éloigner d’eux que quand la gravité de leur propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve ? Est-ce une punition ? Je l’ignore ; mais ce que je n’ignore pas, c’est que le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon nos iniquités[3], puisqu’il mêle à nos douleurs tant de consolations et que, médecin admirable, il empêche que nous n’aimions le monde et que nous n’y fassions des chutes.

2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait, selon vous, dans l’avenir, l’éternelle vie des saints ; vous m’avez bien répondu en disant qu’on doit s’éclairer encore sur la vie présente ; mais pourquoi m’interroger sur des choses que vous ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que moi ? Car vous dites avec grande raison qu’il faut d’abord mourir volontairement de la mort évangélique avant l’inévitable séparation de l’âme et du corps, et qu’il faut mourir ainsi, non point par un trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par la pensée. C’est pour nous une vérité simple et hors de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie mortelle de façon à nous disposer à l’immortelle vie. Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent et qui cherchent, c’est de savoir comment on doit se comporter au milieu de ceux, où envers ceux qui n’ont pas encore appris à vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement des plaisirs sensuels ; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux seront inutiles si nous n’inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes d’où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient alors surprendre notre cœur ; nous nous plaisons à dire et à entendre des frivolités ; au lieu de nous faire seulement sourire, elles, vont jusqu’à exciter chez nous le rire ; nos âmes descendent ainsi jusqu’à toucher la poussière et même la fange de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique. Si quelquefois on réussit à s’élever, on entendra crier aussitôt Fort bien ! fort bien ! et ce ne sont pas des cris d’homme qu’on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue dans un autre à une telle profondeur ; mais de ce fond silencieux de l’âme il s’échappe je ne sais quelle voix qui crie : Fort bien ! fort bien ! C’est à cause de ce genre de tentation que le grand Apôtre avoue qu’il a été souffleté par un ange[4]. Voici comment la vie humaine sur la terre n’est qu’une tentation ; l’homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.

3. Que dirai-je de la punition ou de l’indulgence, puisqu’ici nous ne connaissons d’autre inspiration et d’autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu ? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de chacun : il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter, de peur de l’arrêter dans ses progrès ou même de le pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la.punition suspendue sur la tête des hommes n’a pas rendu pires plus de gens qu’elle n’en a corrigés. Quel tourment d’esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu’un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra ! Pour moi, j’avoue que je pèche tous les jours en cela et que j’ignore quand et de quelle manière je dois observer ces paroles de l’Apôtre : « Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres[5] ; » et ces paroles de l’Évangile : « Reprenez-le entre vous seul et lui[6], » et ce précepte

  1. Ps. XCIII, 19.
  2. L’ évêqué Possidius était allé demander justice à l’empereur à la suite des désordres de Calame, dont il a été question précédemment.
  3. Ps. CII, 10.
  4. II Cor. XII, 7.
  5. I Tim. V, 20.
  6. Matth. XVIII, 15.