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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome II.djvu/171

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« Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés[1], » car on n’ajoute pas ici : avant le temps, et ce qui est écrit : « Qui êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui ? S’il tombe ou s’il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant pour le soutenir[2]. » L’Apôtre parle évidemment ici de ceux qui sont dans l’Église ; il ordonne ensuite qu’ils soient jugés lorsqu’il dit :  « Qu’ai-je à juger ceux qui sont dehors ? n’est-ce pas de ceux qui sont dans l’Église que vous avez droit de juger ? Retranchez le méchant du milieu de vous[3]. » Quel souci et quelle appréhension lorsqu’il s’agit d’accomplir ce devoir et d’éviter que celui qu’on frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la parole de l’Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens. Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne de grande considération, il ajoute : « Afin que Satan ne nous possède pas, car nous n’ignorons pas ses desseins[4]. » Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon citer Paulin, saint homme de Dieu ! que d’effroi ! quelles ténèbres ! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire : « La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres m’ont enveloppé ; et j’ai dit : Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai ? Voilà que je me suis éloigné en fuyant, et j’ai demeuré dans le désert. » Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert même ce qu’il ajoute : « J’attendais celui qui me sauverait de la faiblesse et de la tempête[5]. » La vie humaine sur la terre n’est donc que tentation[6] !

4. Et les divines Écritures, né les effleurons-nous pas plutôt que nous ne les exposons ? Nous cherchons plutôt ce qu’il faut y comprendre que nous n’y comprenons quelque chose de définitif et d’arrêté. Cette réserve pleine d’inquiétude vaut encore mieux que de téméraires affirmations. N’y a-t-il pas beaucoup de choses où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l’Apôtre dit être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon la chair[7] ? Il est alors très-dangereux de dire ce qu’on pense, très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux de dire le contraire. Lorsque, , croyant user des droits d’une fraternelle charité, nous désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les discours ou les écrits de ceux qui sont dans l’Église et qu’on nous accuse d’agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche envers nous! Et quand on nous reprend et qu’à notre tour nous soupçonnons nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien nous péchons envers les autres ! De là, assurément, naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant très-unies ; car, contrairement à ce qui est écrit, on s’attache à l’un pour s’enfler de vanité contre l’autre[8] ; et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il est à craindre qu’ils ne se consument entre eux[9] ? « Qui donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai ? » Car soit que les dangers que chacun éprouve lui paraissent plus grands que les dangers qu’il ignore, ou qu’ils le soient réellement, il me semble que l’effroi et la tempête du désert sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons ou que nous craignons au milieu des peuples.

5. J’approuve donc votre sentiment qu’il faut s’occuper de l’état de cette vie, qui d’ailleurs est plus une course qu’un état. J’ajoute que nous devons songer à régler notre situation présente avant de nous enquérir de l’avenir où nous conduit cette course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard, ce n’est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance et l’accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai brièvement entretenu plus haut ; mais comme mes difficultés et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés de conduire, dans une grande variété de mœurs et d’âmes, de volontés secrètes et d’infirmités, non le peuple de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem céleste, j’ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d’un point qui n’est pas peu de chose, c’est que les maux de cette vie ne se retrouveront pas dans cette vie à venir.

6. Quant aux moyens d’aller du temps à

  1. I Cor. IV, 5 ; Matth. VII, 1.
  2. Rom. XIV, 4.
  3. I Cor. V, 12, 13.
  4. II Cor. II, 11.
  5. Ps. LIV, 6.
  6. Job, VII, 1.
  7. Rom. VIII, 5,6.
  8. I Cor. IV, 6.
  9. Gal. V, 15.