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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/13

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LE NID DE CIGOGNES.

prend-il pour des philistins qui ne savent pas boire, et non pour des membres libres du hurschenleben ? Mais il faut en passer par où il veut… Eh bien, sapermente ! Augusta payera pour lui.

Et il voulut embrasser la nièce de l’hôte puritain.

— Laissez-moi, monsieur l’étudiant ! dit la jeune fille d’un ton niais, sans cependant parler assez haut pour troubler les dévotes lectures de maître Zelter.

La jungfrau se débattait faiblement ; Albert allait exécuter sa menace, quand des mains vigoureuses le saisirent par derrière et le rejetèrent au loin. C’était Sigismond, qui, voyant Albert étourdi de cette rude secousse, appliqua sur les joues vermeilles d’Augusta deux gros baisers, après quoi la jeune fille eut la liberté de s’enfuir à sa cuisine. Tout cela s’était fait si rapidement que Schwartz n’avait pas eu le temps de s’y opposer.

Ah cà mais ! camarade, dit-il furieux, tu agis avec une inconvenance…

Purus esto, sois pur ! dit Muller en mettant un doigt sur sa bouche.

Et il retourna à sa place. La colère d’Albert tomba aussitôt.

— C’est juste ! c’est juste ! grommela-t-il en se rasseyant à son tour, c’est encore une épreuve… Ah ! quand une fois je serai initié… Mais que fais-tu donc ? reprit-il en voyant Sigismond verser dans sa chope la petite mesure qu’Augusta venait d’apporter ; ne partageons-nous pas, en bons camarades ?

Sans s’émouvoir, Muller avala d’un trait la précieuse boisson, s’essuya la moustache du revers de sa manche, reprit sa pipe, et murmura entre deux bouffées :

Sobrius esto, sois sobre !

— Cette fois Albert ne put retenir un geste d’humeur. Sais-tu, dit-il, que ces épreuves continuelles seraient capables de faire perdre patience ?… Si jamais plus tard je suis chargé à mon tour de surveiller la conduite d’un frère servant, je promets bien…

— Il n’acheva pas ; un cheval venait de s’arrêter à la porte de l’auberge, un colloque assez animé s’était élevé entre un voyageur inconnu et maître Zelter.

— Passez votre chemin, disait la voix pasillarde de l’hôte, je ne peux vous loger, ni vous ni votre monture… J’ai ici des réprouvés d’étudians, et eux seuls suffiraient pour remplir une maison trois fois plus grande que la mienne… On ne s’entend déjà plus, on n’a pas un instant pour lire tranquillement ses psaumes… Si vous allez à Manheim, prenez la route à droite ; si vous allez à Philippsbourg…

— Je ne vais ni à Philippsbourg ni à Manheim, répondit-on d’une voix impérieuse ; je viens au Steinberg pour affaires, et comme il n’y a pas d’autre auberge dans ce village, je suis forcé de m’arrêter ici.

En même temps l’on descendit lourdement de cheval.

— Mais, monsieur le voyageur, encore une fois il n’y a pas de place dans mon auberge.

— On se gênera pour moi, je coucherai ici une nuit seulement… Demain matin j’irai au château rejoindre le major de Steinberg, qui n’a pu m’offrir de chambre à la tour… Allons, dépêche, vieux bonhomme ; tu regretterais fort de m’avoir arrêté un instant à la porte de ta baraque, si tu savais qui je suis !

Le nom du baron de Steinberg avait déjà de beaucoup diminué les obstacles que Zelter opposait à l’admission du voyageur. Un grain de curiosité autant qu’un vague sentiment d’inquiétude lui fit demander :

— Eh ! qui donc êtes-vous, monsieur ?

— Le nouveau maître du château et de la baronnie de Steinberg… et autre chose encore !

Le vieux luthérien fit un geste de surprise. Alors le voyageur lui jeta la bride de son cheval, et entra résolûment dans la salle où se trouvaient les deux étudians.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au teint blême, aux gros yeux hébétés, au corps maigre et fluet. Il était vêtu de noir, à l’ancienne mode ; ses cheveux un peu rares étaient poudrés. Un ruban bariolé décorait sa boutonnière, ce qui, dans certaines parties de l’Allemagne, où les ordres d’honneur sont très nombreux et très répandus, n’est pas toujours un signe de grande distinction. Malgré la manière hautaine avec laquelle il avait traité le cabaretier, il adressa un profond salut et un sourire bienveillant aux jeunes gens en passant devant eux, et il alla s’asseoir modestement à l’extrémité de la salle.

Sigismond et Albert ne se sentirent pas d’abord une grande sympathie pour le nouveau venu. Ils touchèrent à peine leurs casquettes, et le regardèrent de ce regard, oblique que les soldats jettent à l’inoffensif bourgeois fourvoyé dans leur cabaret de prédilection. Sans s’inquiéter de cette contenance quasi hostile, le voyageur dit d’un ton obséquieux :

— Pauvre gite, messieurs….. misérable auberge… où l’on ne se serait pas attendu à rencontrer quelques membres de la jeunesse savante de nos écoles… Vous étudiez sans doute à l’université d’Heidelberg ?

Albert toisa fièrement cet audacieux qui se permettait de l’interroger ; il répondit par un hem ! assez impertinent, tandis que Sigismond poussait gravement sa fumée vers le plafond. Le voyageur eut l’air de prendre pour une réponse affirmative l’exclamation équivoque de Schwartz.

— Excellente université, messieurs ; excellens maîtres, excellens élèves ! continua-t-il. Vous devez être fiers, messieurs, d’appartenir à cette belle école, la lumière de l’Allemagne, le foyer de toutes les idées généreuses, le flambeau du vrai patriotisme !… Eh bien ! puisque vous habitez Heidelberg, je réclamerai de votre obligeance certains renseignemens que je suis chargé de recueillir ; c’est pour moi une bonne fortune de vous rencontrer ici

Ces flatteries à l’endroit de l’université avaient chatouillé agréablement l’amour-propre des deux étudians, chez qui l’esprit de corps était porté au plus haut degré mais les dernières paroles de l’étranger réveillèrent leur farouche indépendance.

— Nous ne savons rien ! dit brusquement Muller.

— Nous ne sommes pas des espions ! ajouta Schwartz de même.

L’inconnu ne semblait pas homme à se laisser décourager par le mauvais vouloir évident de ses auditeurs.

— Ah ! je comprends, dit-il en souriant, vous vous défiez de moi ?… C’est juste, et je ne vous en veux pas ; la prudence est d’autant plus louable chez les jeunes gens qu’elle est plus rare !… Vous ne pouvez en effet vous attendre à trouver un homme de qualité dans cet obscur village, dans cette ignoble taverne ! Je voyage incognito, à cheval et sans domestique. Et cependant, messieurs, malgré ce piètre équipage, je suis chevalier du saint-empire romain, et premier chambellan de Son Altesse Conradin VII, prince souverain d’Hohenzollern.

Cet étalage pompeux de titres produisit quelque effet sur les jeunes gens. Habitués dès l’enfance à un profond respect pour les moindres fonctionnaires, ils regardèrent monsieur le chambellan avec plus de curiosité, sans toutefois se hater de croire à ses assertions. Le chambellar semblait piqué au jeu.

— Vous ne pouvez comprendre, reprit-il, comment un homme de ma qualité se trouve ici. Je dois à ma dignité, à celle du noble prince que je représente, de vous donner quelques explications… J’ai été chargé par mon gracieux souverain d’une mission importante qui m’oblige à visiter toutes les universités de l’Allemagne. J’ai déjà vù Vienne, Halle, Iéna, Leipsick, et je me rendais à Heidelberg, lorsque hier j’ai fait rencontre à Manheim du major de Steinberg, une ancienne connaissance de Berlin. Il est inutile de vous dire comment je l’ai déterminé à me vendre sa baronnie… Toujours est-il qu’impatient de connaître ma nouvelle acquisition, j’ai laissé ma voiture et mes domestiques à Manheim, et suis venu à cheval avec le major de Steinberg pour prendre possession du château. En approchant d’ici, ce pauvre baron a eu