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Page:Bonaparte - Œuvres littéraires, tome 1, 1888.djvu/42

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milieu des tracas de sa quadruple existence de grand capitaine, de souverain, de diplomate et d’homme privé, dans des occasions terribles ou solennelles, Bonaparte trouvait le mot bien français, le mot heureux, typique, qui provoque le sourire ou définit originalement une situation. Parlant des prodigieux efforts des souverains de l’Europe coalisés contre la France, efforts dont son génie avait toujours raison, Napoléon disait à quelqu’un : « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n’osent pas s’y réunir. » Le soir de La Moskowa, après avoir contemplé l’immense étendue des cadavres de la ligne française, au milieu de laquelle les superbes cuirassiers de Caulaincourt et de Nansouty, les plus beaux mâles de l’armée, mettaient par places des lueurs d’acier, César eut l’extraordinaire sang-froid de railler sa capitale. — « Une nuit de Paris réparera cela, » — dit-il en s’éloignant. Mot terrible, où se trouve en germe une sorte de causticité lugubre ; mais erreur capitale, car Paris n’est point une ville prolifique. À tout prendre, la preuve indéniable qu’il y avait en Napoléon un homme de lettres, peut-être même un romancier. On a tout un recueil de joyeusetés authentiques sur Moustache, le caniche du Premier Consul, et sur son cheval blanc Désiré. On y trouverait des traits particuliers, fort éloquents, de l’enjouement habituel à Napoléon et bien dignes de l’homme qui, à Waterloo, frappant brusquement sur l’épaule d’Haxo pour lui montrer les trois batteries de douze destinées à foudroyer Mont-Saint-Jean, murmurait avec un rire mal contenu : « Voilà vingt-quatre belles filles… » Et tout cela vingt siècles après la sublime protestation d’Horace : Bella matribus detestata !

On ne saurait nier que, chez un écrivain, et principalement un écrivain qui se propose une interprétation directe de l’humanité, — c’est bien le cas de Napoléon, orateur et historien avant tout, c’est-à-dire littérateur d’analyse, — cette facilité à se ployer aux petits côtés de la vie, cette tendance à ne rien mépriser de l’existence, même l’élément