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Page:Bonaparte - Œuvres littéraires, tome 1, 1888.djvu/54

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tendus hommes d’esprit. Au dire de Méneval, le meilleur et le plus dévoué de ses secrétaires, il écrivait enfanterie pour infanterie, gabinet pour cabinet, Gaffarelli pour Caffarelli. Et cependant il avait déjà produit des chefs-d’œuvre, prononcé d’admirables discours, créé une Constitution, — le tout en excellent français ! À mon avis, le mal n’était pas grand, puisque de remarquables écrivains ont pris de pareilles libertés[1]. Mais il est malaisé de contrecarrer la nature ; or, la nature voulait indubitablement que le jeune Bonaparte devint un grand prosateur français et même quelque chose de plus : un écrivain classique. Ses premiers écrits trahissent l’inexpérience de la langue ; ce sont des lettres de famille, des lettres d’intérêts, où l’énergie de l’expression vient donner la mesure du cerveau qui les pense, le calibre de l’homme, mais qui ne sortent pas du style propre aux écoliers. On y fera toutefois des rencontres inattendues. Tout en écrivant à son père, à son frère Joseph, Bonaparte emploie des mots musqués, des expressions mièvres et câlines qui sentent leur dix-huitième siècle, un siècle dont il avait sucé le mauvais lait littéraire. Plus tard, assez vite, sa manière s’élargit, sa personnalité se dégage. À Valence, le 5 novembre 1785, quand il frappait à la porte de la caserne où logeaient les bombardiers du régiment de La Fère, il n’avait pas en poche que son brevet de lieutenant en second au corps royal de l’artillerie. Il savait déjà beaucoup de choses : Arrien, Polybe, César, Xénophon, lui tenaient compagnie. Deux mois après, le 11 janvier 1786, tout en montant sa première garde au poste de la place des Clercs, il pouvait tourner et retourner dans son cerveau des alexandrins tragiques de Voltaire, des périodes de Rousseau, quelques menues phrases de l’abbé Raynal. Le libraire Aurel, son voisin, venait de lui révéler un monde en lui prêtant des livres. À la pension des officiers de la compagnie d’Au-

  1. Il va sans dire que notre édition est établie sur les bases de l’orthographe ordinaire. Nous avons trouvé plus logique de corriger les fautes de Napoléon que de les signaler aux lecteurs, comme certains l’ont fait.