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Page:Bonaparte - Œuvres littéraires, tome 1, 1888.djvu/55

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tume, en découpant les étiques poulets de l’hôtelier des Trois Pigeons, ou encore dans le salon hospitalier de madame du Colombier, le petit cadet corse parlait littérature sans trop de gaucherie. Le ton français lui venait peu à peu, et l’accent de sa nouvelle, sa véritable patrie, montait à ses lèvres. La Nouvelle Héloïse le plonge dans le ravissement ; il se jette sur les classiques du grand siècle ; il fait une fable, où il renchérit sur la morale de La Fontaine. La fable est grise, piètrement rimée ; mais, venant d’un tel être, il faut qu’elle ait quelque chose. Elle a quelque chose en effet : un trait, le chien qui tombe mort. Le lapin, le chien et le chasseur, ce n’est rien encore. Patience, Bonaparte étudie ; il oublie son italien, entrevoyant enfin le génie de la langue française. En 1787, il accouche d’un conte, le Masque prophète, où il se rencontre avec Lope de Ruéda. L’écrit est bizarre ; on dirait une conception d’Edgar Poë, surprise au vol par un Diderot en herbe. C’en est fait : il est auteur. Sa vie littéraire vient de s’ouvrir par une fantaisie macabre, peu claire, point banale : elle ne se fermera qu’à Sainte-Hélène avec l’admirable Lettre à Las Cases. La nature a parlé ; et, dans les lettres comme ailleurs, Napoléon aura pour devise : Aut Cæsar aut nihil.

Certes, il faut bien le reconnaître, les œuvres de jeunesse de Napoléon n’ont qu’une valeur de curiosité ; mais il ne faut point les rejeter, car elles nous aident à suivre le développement de son style, lequel atteindra bientôt au véritable talent. Je passe sur le règlement de La Calotte ; c’est une plaisanterie de garnison, qui ne manque point de sel, toutefois. Il y a même un secret plaisir à surprendre ainsi le débraillé littéraire d’un adolescent qui sera grave d’aussi bonne heure. Bonaparte s’amuse ; il n’a que dix-neuf ans ; dans cinq ans, il aura pris Toulon, et ses longs cheveux de montagnard caresseront un collet orné des broderies d’or du général de brigade. Il pouffe de rire, tout en essayant d’être grave, tout en cherchant à nous intéresser aux Infaillibles, au Grand-Maître des cérémonies,