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Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/46

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nités inutiles que j’éprouve jour et nuit dans cette maudite bicoque-ci. Je l’avais laissée entre les mains d’un ancien camarade du régiment de Chartres, qui autrefois trouvait et rendait tout facile. À présent, c’est tout le contraire, soit que l’âge, ou le climat, ou la suite non interrompue d’obstacles ait abattu son ancienne énergie. Enfin, je suis dans un pays où il faut double volonté pour une demi-opération et personne n’en a la moitié de la mesure ordinaire. Il n’y a que moi qui essaie de suppléer à l’indifférence des autres par un excès de zèle ; mais je suis comme un cheval neuf entre des chevaux rebuttés, qui se crève sans tirer la charrette hors du bourbier. La comparaison n’est pas noble, mais, que veux-tu ? ce pays-ci n’est pas la patrie de l’élégance. Si j’en ai eu autrefois, je la retrouverai auprès de toi, car tu as tout mon petit mérite et tout mon bonheur en dépôt et j’aurais beau chercher ailleurs je ne trouverais que vanité et vanité des vanités. Oh ! que Salomon avait bien raison et que je l’ai souvent répété ; mais il n’est plus temps. Voici un moment où la réflexion gâterait tout ; buvons le calice malgré son amertume et comptons sur un meilleur avenir. Adieu, amour, pense à moi et surtout ne perds pas une occasion de m’écrire.

Je vais fermer ce paquet-ci pour le porter au Sénégal. Si j’ai le temps de t’écrire encore avant le départ du bâtiment marchand, je le ferai, mais sur d’autre papier et sous un autre cachet, parce que je ne veux pas risquer de promener ta jolie écritoire dans mes déserts. Adieu encore ; je suis excédé de fatigue avant d’être en route ; c’est l’agitation de mon esprit qui brise mon corps ; peut-être que l’agitation de mon corps va remettre mon esprit.