Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/193

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et où nous pûmes réchauffer nos membres engourdis. À chaque instant nous allions, chacun à notre tour, voir si l’on ne voyait rien venir soit à droite, soit à gauche, lorsque tout à coup nous entendîmes quelqu’un se plaindre et vîmes venir à nous un malheureux presque nu. Il n’avait, sur son corps, qu’une capote dont la moitié était brûlée ; sur sa tête, un mauvais bonnet de police ; ses pieds étaient enveloppés de morceaux de chiffons et attachés avec des cordons au-dessus d’un mauvais pantalon de gros drap troué. Il avait le nez gelé et presque tombé ; ses oreilles étaient tout en plaies. À la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts étaient tombés jusqu’à la dernière phalange. C’était un des malheureux que les Russes avaient abandonnés ; il nous fut impossible de comprendre un mot de ce qu’il disait. En voyant notre feu, il se précipita dessus avec avidité ; on eût dit qu’il allait le dévorer ; ils’agenouilla devant la flamme sans dire un mot ; nous lui fîmes avec peine avaler un peu de genièvre : plus de moitié fut perdue, car il ne pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement.

Les cris qu’il laissait échapper s’étaient apaisés, ses dents ne claquaient presque plus, lorsque nous le vîmes de nouveau trembler, pâlir et s’affaisser sur lui-même, sans qu’un mot, sans qu’une plainte se fussent échappés de ses lèvres. Picart voulut le relever ; ce n’était plus qu’un cadavre. Cette scène s’était passée en moins de dix minutes.

Tout ce que venait de voir et d’entendre mon vieux camarade avait un peu d’influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus l’inquiéter. Je m’empressai de le suivre avec le cheval que je conduisais par la bride, et, l’ayant rejoint, je lui dis de monter dessus. C’est ce qu’il fit sans me parler, j’en fis autant, et nous nous remîmes en marche, espérant sortir de la forêt avant la nuit.

Après avoir trotté près d’une heure, sans rencontrer autre chose que quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivâmes dans un endroit que nous prîmes pour la fin de la forêt ; mais ce n’était qu’un grand vide d’un quart de lieue, qui s’étendait en demi-cercle. Au milieu se trou-