Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/360

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de paille qui lui servait de traversin, et qu’après l’appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles ; qu’ensuite il viendrait me l’apporter. Effectivement, une heure après il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu’il fallait se dépêcher de les boire, parce qu’il était fortement question, dans la ville, de l’arrivée prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m’en apporter chaque jour, pendant le peu de temps que nous restâmes encore dans cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave ! Mais un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de route, en me disant qu’il croyait bien ne pas retourner coucher à son logement ; qu’à chaque moment il fallait s’attendre à entendre battre la générale ; qu’il me conseillait de me tenir prêt et de me disposer à faire mes adieux à Mme Gentil.

Grangier entra aussi, en tenue de départ : il arrivait fort à propos pour déjeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas.

Il pouvait être huit heures du matin ; nous nous mîmes à table ; à onze heures et demie nous y étions encore, lorsque, tout à coup, Picart, qui s’apprêtait à vider son verre, s’arrête et nous dit : « Écoutez ! Je crois entendre le bruit du canon ! » Effectivement, le bruit redouble, la générale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil entre dans la chambre en s’écriant : « Messieurs, les Cosaques ! » Picart répond : « Nous allons les faire danser ! » Je me presse d’arranger mes affaires, et un instant après, armes et bagages, le sac sur le dos, j’embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la dernière bouteille, en bons soldats. J’avale un dernier verre de vin, ensuite je m’élance dans la rue, à la suite de mes amis.

Nous n’avions pas encore fait trente pas, que j’entends que l’on me rappelle ; je me retourne, j’aperçois la grosse Christiane qui me fait signe de rentrer, en me disant que j’avais oublié quelque chose. Mme Gentil se tenait dans le fond de l’allée de la maison ; aussitôt qu’elle m’aperçoit, elle me crie : « Vous avez oublié votre petite bouilloire ! » Ma pauvre petite bouilloire que j’apportais de Wilna, que j’avais achetée au juif qui avait voulu m’empoisonner, je n’y pensais vraiment plus ! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois cette bonne femme qui m’avait