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Page:Braddon - L’Héritage de Charlotte, 1875, tome II.djvu/164

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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

effrayant visage. Les trois coups du marteau de bois retentissent d’une façon sinistre. Vous pouvez entendre la respiration bruyante d’un spéculateur apoplectique, la respiration haletante et courte d’un autre spéculateur oppressé par l’inquiétude. Tous les autres gardent le silence. Et alors la voix de l’huissier qui se tient proche de la Némésis commerciale, prononce d’une voix calme le redoutable décret : « Philippe Sheldon me charge d’informer les membres de la Compagnie qu’il ne peut exécuter ses marchés. » Le bruit d’agendas feuilletés rapidement suit cette terrible déclaration. Les voix s’élèvent pour faire entendre un cri de surprise et d’indignation, les portes battent de nouveau, les pas se précipitent vers toutes les issues, chacun va étudier la situation du marché, pour voir à quel point il est touché par cette déconfiture inattendue.

Tel était le tableau qu’il se représentait en imagination, et pour lui la destinée ne pouvait pas prendre un aspect plus terrible.

L’honorabilité, la solvabilité, le succès, telles étaient les idoles qu’il avait encensées pendant toute sa vie ; pour se les rendre favorables, il avait sacrifié tout ce que la terre et le ciel offrent aux humains de plus cher et de plus sacré. Ce qui pour d’autres était classé parmi ces choses bénies, le repos et le bonheur, jamais il ne les avait connus. Le sentiment du triomphe d’un succès présent, l’attente fébrile d’un succès dans l’avenir, remplaçaient pour lui l’amour et l’espérance, le plaisir et le repos, toutes les joies de ce bas monde et tous les saints rêves des plaisirs purs de l’autre monde.

Une vague et rapide pensée de tout ce qu’il avait sacrifié lui traversa le cerveau, et presque aussitôt lui vint l’idée de ce qu’il lui restait à perdre.