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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/240

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LA FEMME DU DOCTEUR.

et Isabel se prit à penser qu’elle ne reverrait jamais Lansdell.

Alors elle se jeta à corps perdu dans les pages brûlantes de l’Étranger et lut les lamentations de Lansdell, imprimées sur papier de Hollande, avec des s longs qui ressemblaient à des f. Elle copia ses vers et les traduisit en mauvais français. C’était très-difficile. Comment rendre, par exemple, cette simple phrase : My own Clotilde ? Elle mit tantôt Ma propre Clotilde, tantôt Ma Clotilde particulière ; mais elle doutait que ses phrases fussent grammaticalement correctes. Et elle arrangea les vers de l’Étranger sur des airs qui n’allaient pas, et les chanta à voix basse en s’accompagnant sur un vieux clavecin apporté du comté d’York par la mère de George.

Un jour qu’elle se promenait avec George, — par une triste après-midi, pendant laquelle celui-ci était moins occupé qu’à l’ordinaire, ce qui lui permettait de mener sa femme promener sur le chemin poudreux, — Mme Gilbert vit l’homme auquel elle avait tant pensé. Elle vit un cheval bai-brun et un élégant cavalier passer à côté d’elle dans un nuage de poussière, et lorsqu’il se fut éloigné elle le reconnut : c’était Lansdell. Il ne l’avait pas plus aperçue que si elle n’avait pas existé. Il ne l’avait pas vue. Depuis cinq longues semaines elle avait pensé sans cesse à lui, et il était passé à côté d’elle sans se douter de sa présence. Assurément Byron aurait passé de la même manière, et aurait poursuivi sa route pour aller rendre visite à quelque belle Italienne, trois fois heureuse, qui jouissait de la honte enivrante d’associer son existence à celle du grand homme. N’était-ce pas la règle ? La lune est une froide divinité et les ruisseaux la con-