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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/241

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LA FEMME DU DOCTEUR

templent à jamais sans recueillir le moindre salaire de leur culte fidèle et persistant ; l’héliotrope se tourne toujours vers le soleil, mais la planète ne se soucie pas de l’humble fleur. Napoléon ne dédaigna-t-il pas Mme de Staël ? Et si Isabel avait vécu trente années plus tôt, qu’elle eût trouvé le moyen de passer à Sainte-Hélène en qualité de lingère à bord d’un vaisseau, ou par un moyen analogue, et qu’elle eût exprimé le désir de s’accroupir aux pieds de l’exilé pour le restant de ses jours, il n’est pas douteux que le héros l’eût renvoyée d’où elle venait par le premier navire en partance, en proportionnant à la circonstance son impériale rebuffade.

Non : elle se contenterait d’adorer l’objet de son culte à la manière des humbles ruisseaux. Son admiration n’avait aucun pouvoir sympathique. Après cette malheureuse et poudreuse après-midi, les profils à la plume de Lansdell se firent plus rares et elle cessa d’espérer qu’il viendrait l’inviter à se rendre à Mordred.

Elle reprit ses vieilles habitudes, recommença ses promenades en compagnie de Shelley, de l’Étranger, et de l’ombrelle verte.

Un jour, jour à jamais mémorable, qui fut comme une sorte de gouffre dans sa vie, séparant tout le passé du présent et de l’avenir, elle était assise sur le vieux banc à l’ombre du chêne centenaire, tout près de la roue du moulin et de l’eau clapoteuse ; elle était assise à sa place favorite, ayant sur ses genoux le livre de Shelley et l’ombrelle ouverte au-dessus de sa tête. Il y avait longtemps qu’elle était assise ainsi dans la pesante atmosphère de l’après-midi quand un grand chien accourut vers elle, la regarda, flaira ses mains,